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    « Ce qui dans le monde non-totalitaire prépare les êtres humains à la domination totalitaire, c'est le fait que la solitude, une expérience autrefois peu habituelle dont on souffrait surtout dans certaines conditions sociales marginales comme la vieillesse, est devenue une expérience quotidienne... »

    ~ Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme - 1951

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    Quoi qu’il en soit, il y a au moins une chose dont nous pouvons être sûrs : tout en estompant la distinction entre bonheur privé et bonheur public, la Déclaration d’indépendance nous conduit du moins à prendre cette expression, la «quête du bonheur», dans son double sens: le bien-être privé autant que le droit au bonheur public, la quête du bien-être autant que «la participation aux affaires publiques». Mais l’oubli rapide de ce sens second, et l’emploi et l’acception de l’expression sans son adjectif qualificatif d’origine, pourraient bien constituer le critère permettant de mesurer, en Amérique comme en France, la perte du sens originel et l’oubli de cet esprit qui avait été manifeste dans la Révolution.
    Nous savons ce qui arriva en France et qui prit la forme d’une grande tragédie. Ceux qui avaient le besoin et le désir d’être libérés de leurs maîtres, ou de la nécessité, elle-même maîtresse de leurs maîtres, se précipitèrent pour prêter main-forte à ceux qui désiraient fonder un espace de liberté publique - avec ce résultat inévitable qu’il fallut donner la priorité à la libération et que les hommes de la Révolution accordèrent de moins en moins d’attention à ce qu’à l’origine, ils avaient considéré comme leur tâche la plus importante, l’élaboration d’une constitution. Tocqueville a tout à fait raison, une fois de plus, quand il fait remarquer que, «parmi toutes les idées et tous les sentiments qui ont préparé la Révolution, l’idée et le goût de la liberté publique proprement dite se soient présentés les derniers, comme ils ont été les premiers à disparaître(1) ». Et pourtant, la profonde réticence de Robespierre à mettre fin à la révolution ne tenait-elle pas aussi à sa conviction qu’un «gouvernement constitutionnel se préoccupe principalement de la liberté civile et un gouvernement révolutionnaire de la liberté publique(2)»? N’a-t-il pas dû craindre que la fin du pouvoir révolutionnaire et les débuts d’un gouvernement constitutionnel ne signifient la fin de la «liberté publique»? Que le nouvel espace public ne disparaisse, après avoir soudain vu le jour et les avoir tous enivrés du vin de faction qui est en fait le même que le vin de la liberté ?
    Quelles que puissent être les réponses à ces questions, la distinction nettement posée par Robespierre entre liberté civile et liberté publique offre une ressemblance évidente avec l’utilisation vague et conceptuellement ambiguë de ce terme - le «bonheur» - chez les Américains. Avant les deux révolutions, c’est en termes de libertés civiles et de liberté publique, ou encore de bien- être du peuple et de bonheur public, que les hommes de lettres* de part et d’autre de l’Atlantique avaient tenté de répondre à la vieille question : quel est le but d’un gouvernement ? Que, sous l’impact de la révolution, la question devînt maintenant « quel est le but de la révolution et d’un gouvernement révolutionnaire ? », voilà qui était on ne peut plus naturel, bien que cela ne se produisît qu’en France. Pour comprendre les réponses apportées à cette question, il importe de ne pas négliger le fait que les hommes des révolutions, qu’avait tant préoccupés le phénomène de la tyrannie - qui prive ses sujets à la fois des libertés civiles et de la liberté publique, du bien-être privé comme du bonheur public et, par là même, tend à effacer la frontière qui les différencie -, ne réussirent à déceler toute la rigueur de la distinction entre le privé et le public, entre intérêts privés et bien commun, qu’au cours des révolutions, durant lesquelles ces deux principes entrèrent en conflit. Ce conflit fut le même dans la Révolution américaine et dans la Révolution française, quoiqu’il se manifestât de façon bien différente. Dans le cas de la Révolution américaine, il s’agissait de savoir si le nouveau gouvernement devait constituer un domaine à part pour le «bonheur public» de ses citoyens, ou s’il avait été formé uniquement pour aider et assurer leur quête du bonheur privé plus efficacement que ne l’avait fait le régime précédent. Dans le cas de la Révolution française, il s’agissait de savoir si le gouvernement révolutionnaire devait viser l’établissement d’un «gouvernement constitutionnel» qui mettrait fin au règne de la liberté publique en garantissant les libertés et les droits civils ou si, au nom de la «liberté publique», il fallait décréter la Révolution permanente. La garantie des libertés civiles et de la quête du bonheur privé avait longtemps été perçue comme essentielle dans tous les gouvernements non tyranniques où les dirigeants gouvernaient dans le cadre de la loi. Faute d’un autre enjeu, les changements révolutionnaires de gouvernement, l’abolition de la monarchie et l’instauration de républiques devaient être considérés comme des accidents uniquement suscités par l’obstination des anciens régimes. En pareil cas, des réformes et non une révolution, le remplacement d’un mauvais dirigeant par un autre meilleur que lui, au lieu d’un changement de gouvernement, eurent été des réponses suffisantes.

    A suivre

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    1. Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, livre III, chap.m [éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 186].
    2. Cf. son rapporté la Convention sur «les principes du gouvernement révolutionnaire», in OEuvres, éd. Laponneraye, 1840, vol. III. [«En 1793, “gouvernement révolutionnaire” renvoie à la nature inédite de l’État et de ses rapports avec la société: l’adjectif veut dire que l’autorité publique ne tire pas sa légitimité d’une constitution et de la loi, mais de sa conformité à la Révolution. [...] Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder», 5 nivôse an 11/25 décembre 1793, in Dictionnaire de la Révolution française, F. Furet, M. Ozouf dir., op. cit., 1988, p.574, 580.]

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    " On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c’est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s’y pèse à sa vraie valeur. ”
     
    Aphorismes sur la sagesse dans la vie – SCHOPENHAUER
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    Il est un autre exemple directement lié au problème du bonheur public, d’une bien moindre gravité, tout en restant aussi sérieux. On peut le trouver dans le curieux espoir formulé par Jefferson à la fin de sa vie, quand Adams et lui avaient commencé à discuter, mi-plaisantant, mi-sérieusement, de la possibilité d’une vie après la mort. Bien évidemment, de telles images d’une vie dans l’au-delà, si nous les dépouillons de leurs connotations religieuses, ne représentent ni plus ni moins que divers idéaux du bonheur humain. Et la véritable idée que Jefferson se faisait de ce bonheur apparaît très clairement (sans aucune des déformations que lui imposait un cadre conceptuel traditionnel et conventionnel qui s’avéra bien plus difficile à briser que la structure traditionnelle d’un gouvernement), quand il se laisse aller à une ironie enjouée et souveraine, et conclut ainsi une de ses lettres à Adams: «Puissions-nous à nouveau nous réunir, en congrès, avec nos anciens collègues et recevoir avec eux le sceau d’approbation, “Beau travail, bons et fidèles serviteurs”(1).» Derrière l’ironie, nous avons ici l’aveu sincère que la vie en Congrès, la joie de discourir, de légiférer, de gérer les affaires, de convaincre et de se laisser convaincre constituaient pour Jefferson un avant-goût de la béatitude éternelle à venir, non moins concluant que les délices de la contemplation l’avaient été pour la piété médiévale. Car ce «sceau d’approbation» n’est nullement la récompense communément décernée à la vertu dans un État futur; ce sont les applaudissements, les acclamations, «l’estime du monde» dont Jefferson, dans un autre contexte, dit qu’elle possédait en un temps «plus de valeur à mes yeux que quoi que ce soit d’autre(2)».
    Pour comprendre ce qu’avait de vraiment extraordinaire, dans le cadre de notre tradition, cette vision du bonheur public, du bonheur politique comme une image de la béatitude éternelle, il peut être bon de rappeler que pour Thomas d’Aquin, par exemple, la peifecta beatitudo consistait en une vision, la vision de Dieu, et que pour cette vision, nulle présence amie n’était nécessaire (amici non requiruntur ad perfectam beatitudinem(3), toutes choses, incidemment, parfaitement en accord avec la doctrine platonicienne de la vie d’une âme immortelle. Au contraire, Jefferson ne pouvait songer le cas échéant à perfectionner encore les moments les meilleurs et les plus heureux de sa vie, si ce n’est en élargissant le cercle de ses amis afin de siéger «en Congrès» avec les plus illustres de ses «collègues». Pour trouver une image similaire de la quintessence du bonheur humain qui se reflète dans l’attente enjouée d’une vie dans l’au-delà, il nous faut remonter à Socrate qui, dans un passage célèbre de VApologie, avouait benoîtement et avec le sourire que tout ce qu’il pouvait souhaiter, c’était en quelque sorte la continuité du même - à savoir, non pas une île des bienheureux, ni la vie d’une âme immortelle, totalement différente de la vie de l’homme mortel, mais une fois dans l’Hadès, l’élargissement du cercle de ses amis à ces hommes illustres du passé grec, Orphée et Musée, Hésiode et Homère, qu’il n’avait pu rencontrer sur terre, et avec lesquels il aurait aimé engager ces interminables dialogues de la pensée dans l’art desquels il était passé maître.
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    1. The Adams-Jefferson Letters, op. cil., lettre du 11 avril 1823, p.594.
    2. Voir la lettre déjà citée à Madison, 9 juin 1793, in The Life and Selected Writings, op. cit., p.523.
    3. Voir Summa Théologien I qu. î, 4 c et qu. 12 1 c, ainsi que 12, qu. 4, 8 o.

    A suivre

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    "La peur de la mort est indépendante de toute connaissance ; car l'animal l'éprouve , quoiqu'il ne connaisse pas la mort. Tout ce qui est engendré l'apporte avec soi en ce monde. Mais cette peur a priori de la mort n'est que le revers de la Volonté de vivre, dont nous participons tous, c'est pourquoi la crainte de sa destruction est innée à tout animal, comme l'est le souci de sa conservation ; c'est donc elle, et non pas seulement la fuite devant la douleur, qui se révèle dans la prudence inquiète avec laquelle l'animal cherche à assurer sa sécurité, et plus encore celle de sa progéniture, en face de tout ce qui pourrait devenir dangereux pour lui et pour elle. Pourquoi l'animal fuit-il ? Pourquoi tremble t-il et cherche t'il à se cacher ? Parce qu'il est pure Volonté de vivre et, par là, voué à la mort, et qu'il voudrait gagner du temps. Or l'homme, lui aussi, est tel par nature, le plus grand des maux, la pire des menaces jamais possibles, c'est la mort, la plus grande peur, la peur de mourir. Rien ne nous incite aussi irrésistiblement à la plus vive pitié que le danger où se trouve la vie d'autrui, rien n'est plus épouvantable qu'une exécution . Or l'attachement sans bornes à la vie, qui ressort de ces faits, ne peut avoir pris sa source dans la connaissance et la réflexion ; aux yeux de cette dernière il parait bien plutôt insensé, car la valeur objective de la vie se présente de façon très incertaine, et il reste pour le moins douteux que cette vie soit préférable au non-être ; même, si l'expérience et la réflexion ont voix au chapitre, le non-être devra gagner la partie. Si l'on frappait aux tombeaux et que l'on demandait aux morts s'ils voudraient revenir au jour, ils secoueraient la tète en signe de refus."
     
    Métaphysique de la mort – Arthur SCHOPENHAUER
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