• Un chacal, nommé Cri-Sauvage, habitait une tanière non loin de la ville. Un jour, en quête de nourriture, car il avait très faim, il se retrouva à la nuit tombante dans la ville. Des chiens féroces l'attaquèrent et le menacèrent de leurs crocs acérés. Il s'échappa, mort de peur devant leurs terribles aboiements, et arriva en clopinant dans la maison d'un teinturier. Ne sachant où se cacher, il sauta la tête la première dans une jarre pleine d'indigo. Lorsque les chiens, lassés, s'en allèrent, il se faufila hors de la maison et retourna dans la forêt. Les autres animaux, voyant qu'il était tout bleu, s'écrièrent :" Qu'est-ce que cette créature ? Nous n'avons jamais vu un animal de cette couleur. "
    Et, effrayés, ils s'enfuirent à son approche, racontant partout qu'un étrange animal avait fait son apparition parmi eux. " Personne ne le connaît, murmuraient-ils, nul ne sait sa force. Il vaut mieux ne pas s'en approcher. Il serait bien imprudent de faire confiance à quelqu'un dont on ignore tout. "
    Cri-Sauvage, voyant le parti qu'il pouvait tirer de leurs craintes, leur cria : "Stupides créatures ! Pourquoi fuir ? Ne savez-vous pas que le dieu Indra vient de me nommer votre maître ? Je suis Cri-Sauvage et je suis aussi votre roi. N'ayez pas peur, Je vous protégerai. "
    Lorsqu'ils entendirent cela, les lions, les tigres, les léopards, les singes, les lièvres, les antilopes et les autres chacals s'inclinèrent devant lui et dirent :" Maître, dis-nous comment nous pouvons te servir. "
    Le chacal expliqua alors au lion qu'il serait son premier ministre, au tigre qu'il serait son chambellan, au léopard qu'il se chargerait de sa boite de bétel, à l'éléphant qu'il garderait sa porte et au singe qu'il devrait porter le parasol royal. Mais il oublia complètement les chacals.
    Tous les animaux lui obéissaient. Lorsque les lions et les tigres attrapaient une proie, ils la lui apportaient. Le faux roi, d'ailleurs, se montrait très juste et partageait la nourriture également entre tous.
    Le temps passa. Et, un jour, alors qu'il tenait audience, il entendit une meute de chacals qui hurlaient au loin.
    Ce bruit lui procura tant de plaisir qu'il se mit à gémir de joie, de sorte que les lions et les tigres qui l'entendirent se dirent entre eux : " Mais ce n'est qu'un chacal. Il nous a trompés. Tuons-le !"
    Le chacal bleu essaya bien de s'enfuir, mais un tigre bondit sur lui et le mit en pièces.

    Panchatantra.

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    Le Petit Garçon à l’arbre de Noël du Christ

     

    Dans une grande ville, à la veille de Noël, par un froid vif, je vois un jeune enfant, tout petit encore, de six ans, peut-être moins même, pas assez grand pour qu’on le fasse déjà mendier, mais assez pour que dans un an ou deux on l’y envoie assurément. Cet enfant se réveille un matin dans une cave humide et froide. Il est enveloppé d’une sorte de méchante petite robe de chambre et frissonne. Sa respiration sort en vapeur blanche : il est assis dans un coin, sur une malle ; pour se désennuyer, il active exprès l’haleine de sa bouche, et s’amuse à la voir s’échapper. Mais il a très-faim. Plusieurs fois déjà depuis le matin il s’est approché du lit de planches recouvert d’une paillasse mince comme un crêpe, où est couchée sa mère malade, la tète appuyée, en guise d’oreiller, sur un paquet de hardes.
    Comment est-elle là ? Elle sera venue probablement, avec son enfant, d’une ville étrangère, et elle sera tombée malade. La propriétaire du taudis a été, il y a deux jours, arrêtée et menée au poste ; c’est fête ce jour-là, et les autres locataires sont sortis. Cependant, un de ces porte-nippes est resté couché depuis vingt-quatre heures, ivre-mort avant d’avoir attendu la fête. D’un autre coin sourdent les plaintes d’une vieille de quatre-vingts ans, percluse de rhumatismes. Cette vieille a été bonne d’enfant jadis, quelque part ; maintenant elle se meurt toute seule, elle geint, gémit, grogne après le petit, qui commence à craindre d’approcher du coin où elle râle. Il a bien trouvé à boire dans le corridor, mais il n’a pu mettre la main sur le moindre croûton de pain, et, pour la dixième fois, il vient réveiller sa mère. C’est qu’il finit par prendre peur en cette obscurité ; la soirée est déjà avancée, et on n’allume pas de feu. Il trouve à tâtons le visage de sa mère et s’étonne qu’elle ne bouge plus et qu’elle soit devenue aussi froide que la muraille. « Il fait donc si froid ! » pense-t-il. Il reste quelque temps sans bouger, la main sur l’épaule de la morte, puis il se met à souffler dans ses doigts pour les réchauffer, et, rencontrant sa petite calotte sur le lit, il cherche doucement la porte et sort du sous-sol. Il serait sorti plus tôt s’il n’avait eu peur du grand chien qui, là-haut, sur le palier, à la porte du voisin, aboie toute la journée. Mais le chien n’est plus là, et voici l’enfant dans la rue. — « Mon Dieu ! quelle ville ! Jamais encore il n’a vu rien de pareil. Là-bas, d’où il vient, la nuit, il fait bien plus noir, il n’y a qu’une lanterne pour toute la rue ; de petites maisons basses en bois, fermées avec des volets ; dans la rue, dès qu’il fait noir, personne ; tout le monde s’enferme chez soi ; seulement une foule de chiens qui hurlent, des centaines, des milliers de chiens qui hurlent et aboient toute la nuit. Mais en revanche, là-bas, il faisait si chaud ! et l’on donnait à manger. Ici, mon Dieu ! comme ce serait bon de manger ! quel tapage, ici, quel tonnerre ! quelle lumière et quel monde ! que de chevaux et de voitures ! Et le froid, le froid ! Le corps des chevaux las fume froid, et leurs naseaux brûlants soufflent blanc ; leurs fers sonnent sur le pavé à travers la neige molle. Et comme tout le monde se bouscule !… Mon Dieu ! que je voudrais manger ! un petit morceau de quelque chose… Voilà que ça me fait mal aux doigts… »

     

    * * *Un garde de paix vient de passer et a tourné la tête pour ne pas voir l’enfant.

     

    « Voilà encore une rue,… oh ! qu’elle est large ! On va m’écraser ici, pour sûr ; Comme ils crient tous, comme ils courent, comme ils roulent… et de la lumière, et de la lumière ! Et ça, qu’est-ce que c’est ? Oh ! quel grand carreau ! Et derrière le carreau, une chambre, et dans la chambre un arbre qui monte jusqu’au plafond ; c’est l’arbre de Noël… et que de lumières sous l’arbre ! il y en a, des papiers d’or et des pommes ! et tout autour des poupées, des petits dadas. Il y a des petits enfants dans la chambre, bien habillés, tout propres ; ils rient, ils jouent, ils mangent, ils boivent des choses. Voilà une petite fille qui se met à danser avec le petit garçon : comme elle est jolie, la petite fille ! voilà de la musique, on entend à travers le verre… »
    L’enfant regarde, admire, et il rit déjà ; il ne sent plus de mal aux doigts ni aux pieds, les doigts de sa main sont devenus tout à fait rouges, il ne peut plus les plier, et cela lui fait mal de les remuer… mais voilà tout à coup qu’il sent qu’il a mal aux doigts : il pleure et s’éloigne. Il aperçoit, à travers une autre vitre, une autre pièce et encore des arbres et des gâteaux de toutes sortes sur la table, des amandes rouges, jaunes. Quatre belles dames sont assises, et quand quelqu’un arrive, on lui donne du gâteau ; et la porte s’ouvre à chaque instant, il entre beaucoup de messieurs. Le petit s’est glissé, a ouvert tout à coup la porte et est entré. Oh ! quel bruit on a fait en le voyant, quelle agitation ! Aussitôt une dame s’est levée, lui a mis un kopeck dans la main, et lui a ouvert elle-même la porte de la rue. Comme il a eu peur !

     

    * * * Le kopeck lui est tombé des mains et a résonné sur la marche de l’escalier : il ne pouvait plus serrer ses petits doigts rouges assez pour tenir la pièce. Il sortit en courant, l’enfant, et marcha vite, vite. Où allait-il ? il ne savait pas. Il voudrait bien pleurer encore, mais il a trop peur. Et il court, il court, il souffle dans ses mains. Et le chagrin le prend : il se sent si seul, si effaré ! et soudain, mon Dieu ! qu’est-ce donc encore ? Une foule de gens qui se tiennent là et admirent : « A une fenêtre, derrière le carreau, trois poupées, jolies, habillées de riches petites robes rouges et jaunes, et tout à fait, tout à fait comme si elles étaient vivantes ! Et ce petit vieux assis qui semble jouer sur un violon. Il y en a aussi deux autres, debout, qui jouent sur de petits, petits violons et remuent la tête en mesure. Ils se regardent l’un l’autre, et leurs lèvres bougent : ils parlent vraiment ! Seulement on ne les entend pas à travers le verre. » Et l’enfant pense d’abord qu’ils sont vivants, et quand il comprend que ce sont des poupées, il se met à rire. Jamais il n’a vu de pareilles poupées, et il ne savait pas qu’il y en avait comme ça ! Et il voudrait pleurer, mais c’est si drôle, elles sont si drôles, ces poupées !

     

    * * *Tout à coup, il se sent saisi par son vêtement ; il y a près de lui un grand méchant garçon qui lui assène un coup de poing sur la tête, lui arrache sa calotte, et lui donne un croc-en-jambe.
    Il tombe, l’enfant. En même temps, on crie ; il reste un moment tout roide de frayeur, puis il se lève d’un bond et il court, court, enfile une porte cochère, quelque part, et se cache dans une cour, derrière un tas de bois : « Ici l’on ne me trouvera pas ; il fait sombre ici. »
    Il s’accroupit et se recroqueville ; dans sa frayeur, il peut à peine respirer.
    Et, subitement, il sent un bien-être : ses petites mains et ses petits pieds ne lui font plus du tout mal, et il a chaud, chaud comme près d’un poêle, et tout son corps tressaille. « Ah ! il va s’endormir ! comme il fait bon dormir ici ! Je resterai ici un peu, et puis j’irai encore voir les poupées », pensait le petit, et il sourit au souvenir des poupées. « Tout à fait comme si elles étaient vivantes !… »
    Puis, voilà qu’il entend la chanson de sa mère. « Maman, je dors… ah ! comme on est bien ici pour dormir ! »
    — Viens chez moi, petit garçon, voir l’arbre de Noël, fit une voix douce.
    Il pensa d’abord que c’était sa mère ; mais non, ce n’était pas elle.
    Qui donc l’appelle ? Il ne voit pas. Mais quelqu’un se penche sur lui et l’enveloppe dans l’obscurité ; et lui, il tend la main et… tout à coup… Oh ! quelle lumière ! Oh ! quel arbre de Noël ! Non, ce n’est pas un arbre de Noël, il n’en a jamais vu de semblable !
    Où se trouve-t-il maintenant ? Tout reluit, tout rayonne, et des poupées tout autour ; mais non, pas des poupées, des petits garçons, des petites filles, seulement ils sont bien brillants. Tous ils tournent autour de lui, ils volent, ils l’embrassent, le prennent, l’emportent, et lui-même s’envole. Et il voit sa mère le regarder et lui rire gaiement.
    — Maman ! maman ! ah ! comme il fait bon ici ! lui crie le petit. Et de nouveau il embrasse les enfants et il voudrait bien leur raconter l’histoire des poupées derrière le carreau. Qui êtes-vous, petites filles ? demande-t-il en riant et en les aimant.
    C’est l’arbre de Noël à Jésus.
    Chez Jésus, ce jour-là, il y a toujours un arbre de Noël pour les petits enfants qui n’ont pas leur arbre à eux…
    Et il apprit que tous ces petits garçons et toutes ces petites filles étaient des enfants comme lui, les uns morts de froid dans les corbeilles où on les a abandonnés à la porte des fonctionnaires de Saint-Pétersbourg, les autres morts en nourrice dans les isbas sans air des Tchaukhnas, quelques-uns morts de faim au sein tari de leur mère, pendant la famine, d’autres empoisonnés par l’infection des wagons de troisième classe. Tous sont ici maintenant, tous des petits anges maintenant, tous chez Jésus, et Lui-même parmi eux, étendant sur eux les mains, les bénissant, eux et les pécheresses leurs mères…
    Et aussi les mères de ces enfants sont là, à l’écart, et pleurent ; chacune reconnaît son fils ou sa fille, et les enfants volent vers elles, les embrassent, essuient leurs larmes avec leurs petites mains, et les supplient de ne pas pleurer, car ils se sentent si bien là…
    Et en bas, le matin, le concierge a trouvé le petit cadavre de l’enfant réfugié dans la cour, refroidi derrière la pile de bois. On a trouvé aussi sa mère…
    Elle était morte avant lui ; tous les deux se sont revus dans les cieux, dans la maison du Seigneur…

     

    Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

     

     

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    Voici ce que le poète Stuart Merrill répondit à un ami qui le questionnait sur son anarchisme :

    "Que de choses j’aurais à vous répondre au sujet de votre lettre?! D’abord soyez persuadé que vis-à-vis des anarchistes je répudie une étiquette que j’assume devant les bourgeois. L’anarchie étant la dernière forme de la révolte, je suis anarchiste?; et quoique je ne voie nullement le bien que l’assassinat de Carnot, pour prendre un exemple, a pu faire au peuple, je m’obstine à croire que vous, moi, tous ceux qui sont obligés de consentir à la société moderne, sommes de bien plus terribles assassins qu’un Caserio. Car l’épouvantable du mal social de ce siècle, c’est que personne n’est coupable?; nous sommes tous coupables. Et quoique vous ne paraissiez pas goûter la froide dialectique des théoriciens, je vous affirme que ce sont les Marx, les Bakounine, les Guesde et les Grave qui sont les vrais révélateurs de notre commune culpabilité. La société moderne n’est malheureusement pas soumise au jeu de l’amour… et du hasard, mais à la règle de l’intérêt et du calcul. Le problème social se résout en deux phrases?: d’un côté concentration des moyens de production, de l’autre moins-value des forces de travail. Le machinisme en effet, exigeant pour le mettre en œuvre de vastes capitaux préalables, tombe peu à peu aux mains de la caste financière. À cela il n’y aurait pas grand mal si, d’un côté, le machinisme ne diminuait pas la main-d’œuvre et par conséquent sa rétribution, et si d’un autre il n’augmentait pas la production. D’où cette conclusion?: à mesure que nous devenons plus riches, nous devenons plus pauvres. Les pays du laisser-faire, l’Angleterre et les États-Unis, sont de terrifiants exemples de cette contradiction économique."

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    « Hélas ! Qu’est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien sont-ce deux choses différentes ? Oui… que ce soit plutôt une même chose… car sinon que deviendrais-je au jour du jugement ! Adolescent, pardonne-moi ; c’est celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l’aigle déchirant sa proie, qui m’a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sorti de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l’éternité ; ne former qu’un seul être, ma bouche collée à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t’arrêter, avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire ; et nous souffrirons tous les deux, moi, d’être déchiré, toi, de me déchirer… ma bouche collée à ta bouche. O adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu ce que je te conseille ? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être : c’est le bonheur le plus grand qu’on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l’hôpital ; car le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t’appellera bon, et les couronnes de laurier et les médailles d’or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la vieille figure. O toi dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut immense comme l’univers. Mais, moi, j’existe encore !
     
    "Les Chants de Maldoror" et autres textes -  Comte de Lautréamont
     
     

     

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