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I - CONTRE L’INDIFFÉRENCE (1) 1/2
Leur solitude
On se revoit, n’est-ce pas ? On se téléphone. Prenons même rendez-vous tout de suite : voulez-vous demain ? Voulez-vous ce soir ? Ne nous quittons pas encore ! Sans doute n’avons-nous rien à nous dire, mais nous boirons tous ensemble, nous nous regarderons, nous nous serrerons bien les uns contre les autres, nous n’attendrons pas la mort tout seuls !
Il me semble qu’il augmente sans cesse, le nombre de ces malheureux que terrorise la perspective d’une soirée solitaire et qui, de leurs ailes blessées, volettent de dîner en dîner, de rendez-vous en rendez-vous, se raccrochant tant bien que mal, pendant les heures creuses qui leur restent et où la pesanteur de leur vide les aspire, au perchoir d’une télévision, d’un cinéma, d’un journal ou d’une fille. « C’est la vie moderne, soupirent-ils. On n’a plus de temps pour soi. » Ils hochent un peu la tête et ils cachent, de leurs paupières un instant recueillies, leurs yeux déserts. *
C’est vrai que le monde moderne, ce monde savant qui prévoit tout, qui a réponse à tout, a négligé jusqu’ici le petit problème de notre intimité, de nos relations avec nous-même, ou plutôt s’est appliqué à le supprimer : travail en équipe, transports en commun, loisirs dirigés, tables rondes, brain-trusts, syndicats, associations, groupements et regroupements, depuis les grandes organisations politiques jusqu’aux détestables petites bandes de quartier, petits cénacles mondains – malheur à l’homme seul, malheur à celui qui n’a pas de relations, qui « ne participe pas », comme l’écrivait un de ces humanistes modernes qui, dans l’orgueil de leur naïve générosité, ont prétendu substituer à la religion une espèce d’idéal humanitaire et social, fondé sur le copinage viril et l’aide aux familles nombreuses. *
Voilà donc les clans formés, les rangs serrés, chacun bien à sa place, numéroté, daté, comme un œuf dans sa boîte. Après tout, c’est un gage d’ordre et de paix : les solitaires sont des subversifs. Ils rêvent du pouvoir. Ils font des œuvres. Ils inquiètent le peuple. César, Pascal, Napoléon, Beethoven, Chateaubriand, Flaubert… C’est dans la solitude que se sont développés leur dangereux génie, leur personnalité, leurs oppositions. « Ne soyez pas différents ! nous crie le monde moderne. Achetez standard, prenez le menu type, faites comme tout le monde : ressemblez-vous les uns les autres ! » Et grâce à des techniques achevées d’éducation, de propagande, on commence à pouvoir fabriquer des générations entières sur le même modèle, par exemple (comme dans ces miroirs de tailleurs qui renvoient indéfiniment la même image) des millions de petits Américains en chemises à fleurs, la bouche entrouverte, ondoyant du ventre devant une machine à sous. *
Quant à la maison, au home, au « chez-soi », il a depuis longtemps cessé de protéger notre solitude. Les autres y ont d’abord introduit leurs voix ; maintenant ils y promènent leurs visages, sur de petits écrans. On construit déjà des appartements sans portes, ouverts à tout venant, on bâtit des maisons de verre, et le jour viendra peut-être où nous vieillirons tous ensemble dans un immense H.L.M. sans cloisons, une sorte de parc à bestiaux, une arche de Noé qui ne nous sauvera pas. *"Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin
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Tags : d’un, sans, solitude, moderne, petits
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