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I - CONTRE L’INDIFFÉRENCE (4) 1/3
La psychanalyse, une consolation
La psychanalyse, qui est censée guérir les passions, a au moins un avantage : elle les suscite. Dans sa remarquable étude sur La Psychanalyse, son image et son public, Serge Moscovici a analysé, grâce au dépouillement systématique de la presse, les réactions du catholicisme et du communisme face à cette jeune science qui est devenue leur rivale dans la course au bonheur. Sur le Christ, qui promettait un bonheur éternel mais par-delà la mort, Marx avait déjà surenchéri en offrant un bonheur terrestre – moins lointain, repoussé au fond de l’avenir, au bout de sacrifices dont les victimes volontaires ne connaîtraient jamais la récompense. Freud est plus alléchant : il offre un bonheur immédiat, à la portée de tous, la joie par la santé psychique, l’équilibre absolu. Catholiques et communistes se sentent menacés : on leur vole le monopole de l’idéal tout en copiant leurs techniques. Le psychanalyste concurrence le prêtre et le chef de cellule ; les confidences et les récits de rêves remplacent la confession et l’autocritique ; au lieu de quêtes ou de cotisations, des honoraires médicaux. Enfin un avantage certain, redoutable : pas de lois ni d’interdits, pas de pénitence ni de punition, pas d’enfer ni de mines de sel. Le « client » n’a rien à perdre : il risque seulement de guérir. *
Devant cet ennemi commun, chrétiens et marxistes ressentent une espèce de solidarité, pareille à celle qui réunissait autrefois, avant la guerre, certains soirs de révolte, les syndicalistes de gauche et les jeunes « camelots du Roy », marchant la main dans la main contre les forces de l’ordre, contre les défenseurs de la bourgeoisie républicaine. « Il est triste de constater, lit-on en 1950 dans La Pensée catholique, que certaines réactions, à tout prendre judicieuses, contre le freudisme, sont le fait de psychiatres marxistes dont la compétence professionnelle est réelle. »
Les catholiques et les communistes ont cependant des réactions différentes : les premiers restent divisés ; les seconds sont tous du même avis, mais ils en changent. Sans doute est-ce là un problème douloureux pour les marxistes : inféodés à la politique, ils sont sans cesse contraints d’adapter des théories qui se veulent métaphysiques à des événements qui restent contingents, à des décisions de pure opportunité. Jusqu’en 1949, la propagande antipsychanalytique reste modérée dans la presse communiste. Certes l’opposition est relativement ancienne. Serge Moscovici rappelle que « l’une des raisons de la scission du mouvement surréaliste (Aragon, Sadoul) fut précisément son adhésion à quelques aspects frappants (rêve, sexualité) de l’œuvre de Freud ». En Union soviétique, il n’y a jamais eu de psychanalystes ni de psychotechniciens. Cela est logique : pour Marx, l’homme est le produit de sa condition matérielle et sociale : pour Freud, au contraire, la destinée de chacun dépend de sa vie secrète, inconsciente. Une philosophie fondée sur le matérialisme historique et la lutte des classes ne peut admettre une philosophie fondée sur l’histoire individuelle et la lutte du conscient contre l’inconscient. On ne saurait définir le meilleur des mondes comme celui où chacun recevra « selon ses besoins », et reconnaître en même temps qu’il y a des besoins impossibles à satisfaire, placés sous la dépendance mystérieuse de la libido. *
1949 : le plan Marshall entre en application ; la guerre froide commence ; l’opposition sourde des communistes à la psychanalyse se transforme en polémique passionnée. Traitée de « philosophie de boudoir », de « doctrine mystifiante » et parfois – suprême injure – qualifiée d’« américaine », la psychanalyse est attaquée sur trois fronts.
Elle est d’abord « obscurantiste et réactionnaire », ce qui l’oppose terme à terme à la doctrine marxiste, qui se veut éclairée, scientifique et croit en un progrès indéfini. « Idéaliste quant à la méthode, écrit en 1951 un journaliste communiste, la psychanalyse rejoint la famille des idéologies fondées sur l’irrationnel jusques et y compris l’idéologie nazie. Hitler ne faisait pas autre chose en cultivant les mythes de la race et du sang, forme nazie de l’irrationnel des instincts. » La comparaison n’est pas douce ; on la juge habile ; elle ressert : « La médecine hitlérienne avait remis en honneur l’astrologie, la magie, les guérisseurs, écrit La Pensée. La médecine à la mode de Truman remet en honneur la possession diabolique et la psychanalyse. » Voilà donc les « chasseurs de sorcières », les « dompteurs de lions », les « aboyeurs publics » condamnés en bloc, eux et leur « prétendue science », au nom de cette première loi marxiste : il n’y a pas de mythe qui ne soit un mensonge, pas de mystère qui ne soit une mystification. *"Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin
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Tags : psychanalyse, communiste, bonheur, contre, »
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