• II - LE SWING DES CHOSES (1) 1/2

    « Le Jazz ne m’intéresse pas plus que les Beatles. »
     Glenn Gould.
     Si l’on songe que j’ai été élevé dans l’ombre de Lester Young, que je me suis fait raconter des milliers de fois les attitudes impénétrables de Bud Powell et que les comportements clos de Thelonious Monk m’ont appris les trois quarts de ce que je sais, on n’aura pas de mal à imaginer pourquoi j’ai choisi d’écrire pour m’exprimer.
     La littérature, ce ne sont pas des mots : c’est un langage qui ressemble aux mots, qui est plutôt une musique qui essaie de ressembler aux mots, et c’est dans cet effort que passe la Littérature, c’est lui qui constitue la Littérature. Cette parole à voix basse, si basse qu’elle ne peut pas se prononcer et que la langue seule dans ses plus lourds secrets peut fixer. La Littérature qui a tant besoin de musique pour être vraie !
     Mingus raconte qu’il comprenait très distinctement les notes que jouait Parker, que Bird envoyait de vrais messages, comme une pensée articulée, exactement comme s’il avait prononcé des phrases, et que lui-même était capable de le faire avec sa basse. Certains comprennent le langage des chats ou des oiseaux. Moi, c’est la Littérature. Quand je lis le comte de Lautréamont, j’arrive à le comprendre comme s’il parlait avec des mots. C’est aussi clair que s’il s’exprimait avec des mots.
     Il existe dans l’homme une espèce de ronronnement interne qui est en dessous encore du monologue intérieur : c’est une trame harmonique infaillible, intimement mêlée à la machine humaine et qui vient de plus bas que l’instinct. C’est sur cette harmonie qui ronronne que la pensée d’abord, les mots ensuite viennent se construire. En parlant et plus encore en écrivant (la parole n’est qu’un brouillon), on met sur ces accords, sur le tissu de sons incontrôlables, les mots qui ressemblent le plus à ces onomatopées ancestrales en soi, des entrailles barries… D’ailleurs, la Musique est la meilleure façon de dire sans passer par les mots. La musique est un cancer mystique : elle envahit le temps comme la peinture l’espace. C’est une métaphysique du silence, lequel d’ailleurs peut être considéré comme une métaphore du Temps.
     La Musique est ce par quoi tout art veut terminer. C’est le dernier soupir. Le langage poétique est une musique difficile. Le vrai langage, c’est tout dire avec des notes, avec des onomatopées. Tout transformer en musique, comprendre chaque bruit comme si c’était un mot, un sous-mot.
     J’aime beaucoup les onomatopées. J’aimerais même qu’on ne puisse s’exprimer que comme ça. J’aurais souhaité que l’expression fût totale avec des onomatopées.
     Le Jazz y réussit magistralement. Tout est dans le Jazz. Le Jazz suffit. Quand trois cents milliards d’individus butés seront persuadés que Ravel et Monk, c’est rigoureusement la même chose, il n’y aura plus d’Apocalypse, d’elle-même la fin du monde ira se « finir » ailleurs, dans les étoiles…
     C’est parce que la plupart des êtres ne sont pas Jazz que la terre est nulle. Quelqu’un qui n’est pas Jazz m’a toujours paru un véritable martien. J’ai beaucoup de mal à concevoir un individu qui va dans la mort sans avoir connu cette transe, sans avoir ressenti son ventre se hacher dedans en écoutant une introduction de Basie, sans avoir voulu ou pu choisir cette voie-là, cette éthique du corps et de l’âme qui sauve d’avance.
     Je ne suis pas moi un écrivain « passionné » par le Jazz mais qui n’en parle jamais. Avez-vous remarqué comme c’est toujours vu de loin, le Jazz ? Même ceux qui se targuent amateurs, au moment de s’exprimer, ils se rétractent. Il n’y a pas un seul écrivain de Jazz. Seuls les incompétents s’y sont risqués : ça nous donne les ignominieuses histoires de drogues, les polars cacophoniques. Les compétents se taisent. Ils n’accrochent pas. Moi, je mets le Jazz au centre de ma pensée. Il est hors de question de l’exclure de ma création. C’est parce que j’ai trop tôt remplacé la culture littéraire et philosophique classique par le Jazz que mon livre en est si naturellement imprégné.
     À longueur d’ouvrages, les écrivains nous serinent avec leurs références musicales et philosophiques, toujours les mêmes… Freud par-ci, Wagner par-là, Bach et Platon !… Merde, personne ne dit rien ! On gobe béats… Pourquoi n’aurais-je pas le droit de parler des chorus de Lester Young, de l’histoire de l’orchestre de Duke ou de me pencher pendant trois pages sur la sonorité de Miles Davis ? J’en ai assez de toutes ces révérences interminables aux grandes Tronches Molles de la Philosophie ou de la Grande Musique qui impressionnent tous les gogos et dont les blancots des Lettres se servent comme « clés » pour « faire littéraire ». Quelle dégoûtation que toutes ces thèses soporifiques qu’on persiste à soutenir à l’époque où il existe encore des êtres humains qui ont eu la chance d’entendre Charlie Parker en direct !

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