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II - LE SWING DES CHOSES (3) 1/4
« On le disait très original… Avec des bonnets, des chapeaux curieux. »
Joseph Poli.
T.F.1, 17 février 1982.
Monk est peut-être la philosophie qui m’a le plus marqué. Tout mon développement psychologique, psychique, philosophique, esthétique, et je dirais même éthique, dépend, d’une façon ou d’une autre, totalement de sa musique.
Depuis le jour où j’ai croisé son regard dans les coulisses de l’Olympia, je vis dans l’ombre de ce type. Je me suis laissé ombrager, je me suis laissé ombrer par cette espèce de bloc gelé, cette entité universelle du givre qui embrasse à la fois chez lui comportement, musique, pensée, présence.
Pour un enfant qui voit Monk comme je l’ai vu, c’est exactement comme si sur moi s’était écroulé le poids d’une révélation d’ordre cosmique.
Quelques amateurs un peu verdâtres le suivaient. Je me souviens : ils lui tendaient des bouts de papier. Le musicien, à l’aide d’un gros stylo mal installé dans sa patte, écrivait très maladroitement son nom sur toutes les surfaces blanches qu’on lui présentait. Il inscrivait les lettres énormes qui le définissent en très gros : des fois, c’était raté, la chose à moitié, le mot s’achevait dans le vide, il continuait à le tracer rageusement dans les airs, en agitant sa grosse carcasse qui laissait échapper quelques particules encore, des bouts de verre, des cristaux de neige. Il avait ça en lui. Il sortait de ses MONK MONK MONK…
Depuis, un thème de Monk, une déclaration de Monk, une absence de déclaration de Monk, un film, une photo de lui me renseignent plus sur l’existence et la façon de me déplacer dans le courant vital que toutes les philosophies, toutes les sciences.
Toute vraie musique est philosophique. Monk est le plus grand philosophe, parce qu’il a inventé avec sa musique une nouvelle façon de vivre. Sa thématique est le manuel philosophique le plus original que je connaisse. La Sphère est une direction qui dépasse la musique mais que la musique exprime totalement. C’est presque une destinée. Pour certains, c’est un noir qui joue du piano. Pour moi, c’est ce qui s’est passé de plus important depuis les présocratiques.
Comme Brancusi, Monk est un créateur qui reproduit les rnêmes thèmes à l’infini. Inlassablement, il improvise sur de nouvelles matières, dans de nouveaux formats les mêmes morceaux, une fois pour toutes. À part quelques standards qu’il juge assez monkifs pour être monkionnisés, il ne joue, improvise et fait improviser ses musiciens que sur cette soixante-dizaine de théorèmes géniaux, ces joyaux qui brûlent les doigts et qu’il faut aller chercher à deux cents mètres dans la vase par forages insensés comme on remonte les suicidés…
Monk est aussi le plus grand pianiste de tous les temps. Il n’y a pas de « carence » qui tienne ! Ils ne comprennent rien. Ah ! Monk n’envahit pas le clavier de mille doigts ! Oh non ! il n’accompagne pas en coupant les accords comme des rondelles de saucisson ! J’ai horreur du « bel accompagnement » : cette escalade de fractures ouvertes, ces interventions, ces montées de glaviots solides, tout ce snobisme viril du clavier arrière ! On dirait des blocs de sucre qu’on casse et dont le sirop interne vous dégouline dans les manches ! Ou alors ça accompagne par caresses molles, les mains font des vagues qui se jettent, par je ne sais quel Neptune las, sur les quatre-vingt-huit écueils…
Non, la folie de l’accompagnement de la Sphère est basée sur un mélange angoissant de discrétion et de présence, d’effacement et d’incursion. Ses silences ne sont pas des trous : aucune note ne manque. Le fait qu’il soit là sans rien dire derrière les chorus suffit à colorer tout le morceau. Il envahit tout, il dévore les musiciens. Son silence oppressant pousse les solistes dans leurs derniers retranchements : il ôte le filet, les funambules s’appliquent. On le sent là comme on sent Freddie Green chez Basie sans l’entendre, à la différence de taille (et dramatique) que Green joue ! Monk ne joue pas : il force à ne plus écouter que la rythmique, cette rythmique si carrée, avec la charleston bien marquée, pesante et très peu be-bop (juste ce qu’il faut). Monk attend le silence. C’est son déroutant procédé d’abstinence. Il joue sur l’imagination de l’auditeur qui prolonge ce silence.
Quand Monk pose ou prélève un accord, on ne comprend que lui : il revient sur terre, c’est-à-dire d’une autre planète : la sienne. Il commence son chorus, il tripote d’une dizaine de doigts des gros triolets gras de beurre et fait le royal dans l’aigu.
J’aimerais toute ma vie ses mains aux doigts cambrés qui flottent au-dessus du clavier entre deux accords, en suspens pour attendre le découpage comme s’il était en avance sur sa propre hésitation. La première fois que j’ai entendu la démarche cahotante des mains de Thelonious, j’ai sauté en l’air de joie, je riais de beauté, je venais de naître au Son. Il faut voir comment il s’appuie sur les accords ! Comment, après avoir joué la note, il fait glisser son doigt sur l’ivoire comme pour la ramener à lui. C’est le Sphinx de la Nuance. Il passe devant une note et lui donne un coup de phalange comme un clin d’œil, ou plutôt comme chez les fauves des gestes de pattes ultra-rapides qui ont l’air très doux et lents et qui viennent d’arracher un bras ou de déchirer une carotide. Il attend au tournant la dernière fraction de seconde pour appuyer la note, et quelquefois c’est trop tard : la mesure est passée, Monk la reprend, se corrige, rature dans le temps même, recolle les taraillettes cahin-caha. Les harmonies se bousculent sur une portée en chantier avec des échafaudages de barres de mesure rafistolées à la Dubout. À la Dubout Tragique, bien sûr…
Ou alors, il fait reposer toute une épaule sur une résolution dramatique, ou enjambe une gamme comme un grand écart osé, et fait s’écrouler sa main sur deux, trois, quatre notes « postopératoires ». Il peut passer plusieurs grilles de blues sur la jambe de bois d’un long chorus clopin-clopant de triolets de noires.
Monk semble avoir peur du toucher. C’est l’effroi de la retenue. Je connais ça. Je ressens profondément au bout de mes propres doigts cette angoisse du contact qui provoque au dernier instant une espèce de brusquerie du geste et qui fait de vos mains des serres à carnages, des terreurs pour les interrupteurs, pour seins de femmes, pour boutons de chemise. C’est la délicatesse tellement redoutée qui meurtrit ce qu’elle va toucher.
Monk a bien compris que la main gauche n’était pas là pour faire la pige à la mélodique papatte droite par des accords « déments », mais pour enfoncer la grille avec de grosses punaises, des notes uniques qui associent de leur plénitude l’accord, qui le contiennent pour tout dire, qui imposent sa suggestion. De là que le doigt cherche si hagard le gros clou grave, en bas, là. C’est pour courir, se dégourdir les jambes, que la main gauche aime dérober à la main droite ses traits les plus audacieux, ses plus chics aigus en venant le monter ainsi, en levrette, puis redescendre, la queue entre les jambes, les escaliers glissants de la cave basse et s’enfouir, comme Duke, dans quelque pédale immémoriale.
Je ne suis jamais parvenu à préférer quelques-uns des thèmes de Monk aux autres. Chacun d’eux est indispensable et aussi important pour l’équilibre du monde. Les ballades complexes et luxuriantes d’accords dramatiques ne me ravissent pas plus que les tragiques clownesques et mongoloïdes ritournelles d’apocalypse sur une seule harmonie.
Tags : monk, c’est, main, d’un, note
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