• III - LE NOUVEAU ROMAN (2)

    Une mode qui passe
     Le Nouveau Roman ne manque pas de défenseurs, ni de disciples. C’est même un plaisir de voir avec quelle bonne volonté, avec quelle émulation de gâte-sauce certains jeunes écrivains – Ricardou, Thibaudeau – imitent la technique d’Alain Robbe-Grillet comme s’ils appliquaient la recette du veau Marengo. D’autres, plus âgés – tel Marc Saporta –, s’empressent de se rallier, sous le prétexte désinvolte d’une « tentative de synthèse » ; en fait, on sent bien qu’ils n’ont qu’un seul regret : ne pas avoir connu plus tôt l’École du Regard.
     Mais il s’agit là de spécialistes, de lecteurs à la page ou d’auteurs qui se croient « dans la course ». Pour les humbles, pour les timides, pour les petits épargnants de la littérature, le Nouveau Roman reste une valeur peu sûre. C’est pourquoi Alain Robbe-Grillet vient de faire paraître, dans la Revue de Paris, une sorte de prospectus publicitaire destiné à rassurer les petites gens.
     « Le Nouveau Roman ne fait que poursuivre une évolution constante du genre romanesque. » « Le Nouveau Roman ne s’intéresse qu’à l’homme et à sa situation dans le monde. » « Le Nouveau Roman ne vise qu’à une subjectivité totale. » Si les critiques l’ont jugé froid, impartial, inhumain, c’est par erreur bien entendu, quand ce n’est pas par méchanceté pure. Ils prennent tout au pied de la lettre et méconnaissent les bonnes intentions des auteurs, comme celle – si attendrissante, si louable – d’« avancer plus loin » que « ce qui était hier ».
     Après avoir réfuté, à grands coups d’affirmations isolées et gratuites, les lâches accusations portées contre un parti si honnête, Alain Robbe-Grillet se tourne vers les humbles. Il les adjure « de ne plus se boucher les yeux » (sic). De bien vouloir se reconnaître dans les héros de ses livres, des gens « comme vous et moi ». Et il ajoute, non sans malice : « Le Nouveau Roman s’adresse à tous les hommes de bonne foi. » Pourquoi ? L’auteur abandonne ici la propagande électorale pour les arguments plus directs du fakir de foire : « Car il s’agit d’expérience vécue. » Oui, mesdames, messieurs, c’est un homme comme vous et moi, honnête et simple, un malheureux « englué dans ses passions », qui a vécu pour vous ces expériences inouies, sans truquage et sans filet. Achetez les récits de ses aventures. Ils « sont écrits avec les mots, les phrases de tout le monde, de tous les jours », poursuit Robbe-Grillet déchaîné, le col ouvert, devant les badauds qui s’attroupent. « Ils ne présentent aucune difficulté particulière de lecture pour ceux qui ne cherchent pas à coller dessus une grille d’interprétation périmée, qui n’est plus bonne déjà depuis près de cinquante ans », précise-t-il. L’argument lui paraissant bon, et même flatteur pour certains, il ajoute d’un air rusé et doucereux : « On peut même se demander si une certaine culture littéraire justement ne nuit pas à leur compréhension. » La foule, rassurée et ravie, commence d’entrer pour voir travailler l’artiste. Alors, pour gagner ceux qui hésitent encore, les tourmentés, les scrupuleux, Alain Robbe-Grillet lance son argument massue : le Nouveau Roman sert « la cause de la liberté ». Comment ? par « le contenu douteux d’un obscur projet de forme ». Nous voilà conquis : il faut refuser des entrées. *
     Sérieusement, que signifie ce charabia ? Alain Robbe-Grillet a écrit des romans qui peuvent déplaire, mais dont l’originalité mérite au moins d’inquiéter. Il a surtout réalisé, avec Alain Resnais, un film d’une tendre et rigoureuse beauté : L’Année dernière à Marienbad, le Tristan et Iseult du cinéma. Tout y est si mesuré, si juste ! Mais le problème du Nouveau Roman réveille en lui une fougue maladroite de commis voyageur, une ardeur polémique de vendeur au déballage. « Avant l’œuvre il n’y a rien, pas de certitude, pas de thèse, pas de message. Croire que le romancier a quelque chose à dire et qu’il cherche ensuite comment le dire représente le plus grave des contresens. » C’est bien compris ? Que tous les romanciers en fassent désormais leur profit. Dommage pour Proust, pour Flaubert, pour Dostoïevski, qui ont eu le malheur de naître avant Alain Robbe-Grillet et de méconnaître ce credo naïf, cette image faite du romancier formaliste, qui ne se préoccupe que du temps de ses verbes et du rythme de ses phrases. Ils avaient – les maladroits – la prétention de dire quelque chose, d’exprimer leur souffrance, ou leur ennui, ou leur angoisse. Ils existaient avant d’écrire. Mais auraient-ils éprouvé le besoin d’écrire s’ils n’avaient connu la douleur d’exister ? Le télégramme qui apprend à Proust la mort d’Albertine, la dernière rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux ne sont-ils que « le contenu douteux d’un obscur projet de forme » ?
     Il est aussi absurde de partir en guerre contre la « littérature de message » que de la défendre. Tout simplement, il existe un moment où l’obsession d’une douleur fixe, l’insistance d’un sentiment, d’une idée poignante, rétive, autonome, logée en soi comme un corps étranger, devient insupportable : il faut s’en délivrer – pour s’en guérir peut-être. Le style, la technique, le « comment » d’un écrivain tiennent à la nature, aux qualités de sa plainte. Il les cherche non pour eux-mêmes, mais comme une issue vitale. On ne saurait concevoir d’expression qui précède le besoin d’expression. Et cet « obscur projet de forme » qu’Alain Robbe-Grillet prend pour un artifice technique, une hypothèse de laboratoire, n’est jamais que le désir insensé de se faire comprendre.
     Il vaut décidément mieux, cher Alain Robbe-Grillet, ne plus vous risquer à ces grands manifestes théoriques où André Breton, dont les raisonnements avaient une autre vigueur, un autre style, une autre force que les vôtres, s’est peu à peu enlisé. Il y a deux ans, je crois, dans la NRF, vous avez déjà levé vers le ciel de la métaphysique une épée de carton bouilli dont les morceaux sont finalement retombés sur les visages consternés de vos plus sérieux défenseurs. Aujourd’hui, vous servez aux lecteurs de la Revue de Paris de grossières et prétentieuses couleuvres qu’ils ne sauraient avoir la bonne grâce d’avaler. Le public a beau parfois lire vos romans, il est plus fin que vous ne semblez l’imaginer. Je n’en veux qu’une seule preuve : il aimera de tout son cœur L’Année dernière à Marienbad. *

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