• III - NOTRE-DAME DE LA POURRITURE (3) 4/4

     

    Et le sang riche du Pauvre, c’est la langue. Ici, nous achoppons tous bras en croix, veines tranchées, rires jaunes… À peine l’échancrure pour laisser passer Céline : les autres ne rentrent pas, l’issue est trop petite, il faut être unicellulaire pour entrer dans ce palais : le Style… On sous-estime beaucoup Bloy. Bloy, c’est la prose absolue. Le plus grand écrivain du XIXE siècle avec Lautréamont, le seul « fin-de-siècle » qui ne soit pas décadent. Cette écriture est surchargée ? Je veux ! À la Tatum ! Qui n’est pas surchargé ? Soixante millions de connards actuels : laborieux décameurs de la petite phrase neutrement digne, creusement effilé, blanchâtre, propre, anonyme, « impersonnelle », « exprès sans style », simple, claire, du cœur, de tous les jours, pas moins profonde !… Ô Chiatique sobriété minable contemporaine !
     Moins musicale que celle de Céline, mais plus plastique, la phrase de Bloy est une lanière de bonne longueur, tachée de sang. Il écrit dans le sens de la boucle. Tout Bloy est dans la charpente d’une syntaxe d’une inégalable solidité. Sous ses voûtes, le Belluaire déplace ses flagellantes épithètes, ses majuscules cravachantes, ses verbes noueux, ses envols souples d’adverbes et d’adjectifs abscons sur le dos de ses noms, lourds comme des tigres ! Toutes ses portées de zébrures aux notes de plaies ! Je le vois bien habillé en dompteur d’ailleurs. Avec le costume doré et tout, les bottes, le tabouret et le fouet, gros lion lui-même, hirsute avec la méchante moustache blanche polaire ! Au martinet des italiques ! À la hache dans le pastel !
     Mais cette écriture au nerf de bœuf bastonne par sa densité. Ce qui frappe, c’est l’énergie de la tenue : que ce soit dans les « Aventures de Léon Bloy » que constitue son fantastique journal, dans les démolitions ou les méditations : toujours ce café serré de l’Agression. Les périodes de sophismes, la rhétorique oratoire d’une subtilité diabolique et ce que Barbey appelait les « articulations de sa démarche de lion » – tout est magistralement soutenu dans le corset d’un ton exalté et dégoûté, scandalisé, outré, outragé… Si Céline parle de dedans, Powys de dessous et Suarès d’en haut, Bloy, lui, parle de loin, de très loin, des coulisses de l’horizon.
     Mais cette langue est au service d’un système philosophique et mystique d’un intérêt presque inabordable tant il est grandiose, et si grandiose qu’il ne peut apparaître que ridicule à tout lecteur à demi inconditionnellement bloyen ! Léon Bloy a bouleversé la notion même de jugement, de pauvreté, de souffrance et de désespoir : ce n’est pas rien. C’est là que la religion catholique intervient dans toute sa munificente saloperie. Dieu est pour Bloy la suprême machine à calculer. On dirait du reste à le lire que Dieu est son instrument, plus qu’il n’est le sien. Dieu, né Absolu, est l’outil qui lui sert à tout expliquer, à tout comprendre. Ce sont les clés, le code, le numéro de la carte de crédit… Toute sa vie, Léon Bloy l’a passée à décrypter sa vie et la vie. Bloy analyse juste et juge faux, il est le milliardaire de l’absence d’argent, l’alchimiste de la douleur et l’Espéré par excellence : que voulez-vous qui lui arrive ?…
     Dieu, justement ! Dieu qui, à la fois, est présent depuis le début et qui se fait attendre : et là, ce paradoxe, Bloy le résout en s’inventant un catholicisme qui n’existe pas. Ou Bloy est le seul catholique du monde, ou bien il n’a rien compris. Loin des clergés et des curetons, haï convenablement par tous les catholiques, Bloy en attendant en vain que Dieu le sorte de la merde ne se contente pas de montrer que Dieu n’existe pas : il démontre que le Dieu des autres existe. Et si un Dieu existe, c’est qu’il n’existe pas. Personne n’est catholique en dehors de lui : on n’est catholique que si l’on croit à ce qui n’existe pas. Dieu, se manifestant pour tous les catholiques sauf Bloy, corrobore une à une toutes les affirmations de Bloy. Car sa foi n’est pas fondée sur l’existence de Dieu, mais sur le « lapin » qu’il lui a posé et qu’il s’agit d’interpréter : alors, Bloy, patiemment, minutieusement pendant cinquante ans, ramène tout à ce Dieu, lui construit en béton armé une « présence » et une suave fatalité : il le reconstruit à son image, assassinant par là même l’imposteur des autres qui sont assez cons pour y croire.
     Cette frankensteinisation, Léon Bloy va l’opérer par l’Exégèse. Il va décalquer l’existence tout entière sur les textes saints : c’est ce qu’un catholique a de mieux à faire. Hélas, bien peu en sont capables : ils se contentent d’annoncer les morts…
     Bloy se fait d’abord le parrain de tout le monde : ses filleuls ne se comptent plus. Son génie lui permet ensuite d’élever la révoltante soumission à la fatalité et la consolation écœurante en un fantastique droit à la bénédiction, une exigence de remboursement purement monstrueuse ! Avec acharnement, Bloy lit L’Univers. Il coupe les pages avec un crucifix. C’est le prodige comme exégèse. Bloy est très exactement semblable à un pianiste qui joue, pendant que Jésus-Christ lui tourne les pages.
     On comprend que Bloy apporte une des réponses possibles à mon douloureux et cuisant problème allégorique. Je ne pouvais pas passer à côté de ça. La symbolique bloyenne, bien que catholique, est pour moi l’une des moins suspectes, de par sa sensualité même, sa mystique qui surpasse la métaphysique. C’est pourquoi mes relations avec Léon Bloy sont si simples et si compliquées à la fois… Les affinités posent toujours des problèmes. Je suis passionné par Borges, Mallarmé ou Roussel. Avec Bloy, il s’agit d’une implication totale, éprouvante et décisive, parce que lorsque j’aurai trouvé mon âme, j’aurai beau la frotter à Bloy, Dieu ne puera plus.

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