• IV - UNE AUTRE JEUNESSE (2)

    Bénie entre toutes les femmes
     La femme, c’est la chute ; la femme, c’est le salut. Ève a donné à l’homme son enfer ; la Vierge lui a donné son Sauveur. Celle-là est venue le racheter, après que celle-ci l’eut perdu. En chaque femme ces deux visages se succèdent, se recouvrent tour à tour au gré de la grâce. Celle en qui nous avons cru reconnaître l’instrument de toutes les voluptés et de toutes les corruptions est aussi celle qui intercède pour nous, la seule qui puisse nous obtenir un peu de cette lumière que nous devons à l’amour. Elle-même s’effraie de son mystère : « Elle a plus d’angoisse que l’homme », disait Kierkegaard. Fontaine miraculeuse, elle peut aussi bien répandre le poison que la grâce, mais elle n’en est jamais ni la victime ni la bénéficiaire : ce qu’elle détient la dépasse ; ce qu’elle donne lui échappe ; elle ne règne pas sur ce qu’elle possède. De génération en génération, elle est l’intermédiaire innocent et irremplaçable par lequel les hommes communiquent avec les hommes, avec le Temps, avec le Mal, avec Dieu…
     … Dieu dont elle est la dépositaire symbolique, émerveillée, et douloureuse. Elle a été choisie pour donner la vie, mais cette gloire n’appartient qu’à sa chair. À peine né, le fruit de son corps est aussitôt le maître de son âme, cette âme que l’Église ne lui a accordée, lors d’un Concile célèbre, qu’à une voix de majorité.
     La destinée de la Vierge se prolonge à travers celle de toutes les femmes : se résigner, se soumettre. « Oui » est le mot de l’amour. Comme elle a accepté la mystérieuse naissance du Fils, Marie doit se résoudre à Sa mort. Sans doute, elle eût préféré moins de gloire, qu’elle eût payée de moins de larmes. Elle ignorait, corps pur doucement ployé par la douleur sur le bras crispé de saint Jean, que le Sacrifice suprême, parfois, fût de survivre.
     Pourquoi les vierges des chansons de geste avaient-elles le droit de grâce ? Pourquoi fallait-il que les prophétesses de Germanie fussent vierges ? D’où Antigone, Iphigénie, Béatrix, la Princesse du Tasse et la Pucelle d’Orléans tenaient-elles leur pouvoir miraculeux et salvateur ? Car la virginité semble n’être qu’un état contingent, négatif, un obstacle à la vie, un luxe inutile…
     La virginité, pourtant, est aussi le don absolu de soi. En s’abandonnant aux desseins de Dieu, Marie symbolise l’offrande que tout être pur fait de son corps – et de la vie qu’il pourrait donner – à une valeur encore plus précieuse : celle de la personne humaine. C’est pourquoi, dans toutes les civilisations fondées sur l’Esprit, la vierge possède un tel prestige : elle témoigne qu’un seul être est une fin en soi, qu’une seule existence a son propre prix. *
     Pour l’enfant, la mère se confond avec la Vierge. On n’imagine pas sa mère amoureuse : elle n’a pas de corps. Il paraît naturel au fils qu’elle ait renoncé à sa propre vie, qu’elle ne soit plus qu’un vaste cœur dévoué, habitable, sur lequel il fait peser, dieu chétif, le joug de sa faiblesse. Elle s’y soumet, elle retrouve sa pureté première à travers cette tendresse nouvelle…
     … Tendresse solitaire qui ne réclame pas d’être partagée ni récompensée ni même reconnue : amour soumis d’avance à l’infidélité du fils, amour… résigné à s’effacer quand le jour sera venu d’ouvrir la porte et de le regarder partir.
     L’instinct maternel, chez l’animal, s’arrête à sa progéniture. La mère d’un homme, au contraire, pour accomplir sa vocation, se doit d’être la mère de tous les hommes. Elle a la charge de tous ceux qui réclament quelque miséricorde.
     Les Noces de Marie et de Joseph, ces noces blanches qui ne seront jamais consommées, rappellent aux époux des générations à venir que l’union de leurs corps n’est que le doux prolongement, le reflet matérialisé de leur accord spirituel. Déjà selon la Cabale l’homme ne saurait s’accomplir tant qu’il n’a pas retrouvé chez un être de l’autre sexe cette part détachée de lui-même après laquelle son cœur de mutilé soupire. « Je sais maintenant qui je suis », dit Hölderlin à Diotima, tandis que lui apparaît, sur le visage de cette femme qu’il aime, « le Dieu qui l’inspire ». Mystérieuse fécondité, amour dont les fruits sont des chants, des poèmes.
     Marie, avec son visage incliné comme les fleurs et baigné dans sa propre lumière, incarne la virginité mystérieuse que l’épouse conserve après l’union charnelle. Pour celui qui l’aime, une femme est toujours vierge. Comme Antiochus qui croit chaque jour voir Bérénice « pour la première fois », c’est toujours la première étreinte que l’amant renouvelle, c’est toujours au premier mystère qu’il s’initie à chaque étreinte. La fidélité n’est pas un exercice de la volonté, mais un continuel renouvellement du premier choix. Noces d’argent, noces d’or, chaque jour de la vie conjugale est un jour où les noces recommencent, un jour où les époux célèbrent la naissance de l’amour – du divin amour humain. *

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