• L’ALLÈGRE ASSASSIN DE SIX MILLIARDS D’INDIVIDUS (1)

     1.

    C’est absolument sans ironie que je me présente à vous cravaté à quatre épingles dans mon éternelle panoplie d’homme d’affaires. J’ai horreur du second degré. Je ne pastiche aucun chic… Je ne suis pas une de ces petites frappes qui se déhanchent comme des lévriers, parodiant les vieilles modes. Il faut plutôt chercher sans plus attendre, du côté de ces jazzmen noirs américains accrochés à leurs alléluias, ivres morts, très savamment drogués, vêtus de strict comme des notaires et dont l’élégance austère, bien loin d’étouffer la démence, la corrobore.
     Une philosophie, c’est d’abord un corps. Toute écriture n’est que la housse d’un corps. Mieux qu’une photo mensongère à force d’objectivité, je propose sans m’énerver de donner ici une image fidèle du cadavre ambulant qui occupe mon discours. Si tous les écrivains faisaient ça, il y en aurait moins.
     Je suis un freluquet morbide d’une vingtaine d’années avec l’air burlesque, malingre fleur frêle de cinquante kilos de pétales poilus. Ma tête de supplicié pour cinéma muet porte au milieu de la figure un quart de brie considérable et ma bouche antipathique laisse rarement voir une paire de gencives fernandeliennes. Quelquefois, pour me consoler de porter des lunettes, je songe à René Daumal, James Joyce, Charlie Christian ou Harold Lloyd. J’ai tout à fait l’air du singe intellectuel sous-alimenté que je suis.
     Je pourrais être comique mais je ne le suis pas. On ne sait pas trop en me voyant. J’ai un mélange de singe grêle et de collégien anglais. Aucun couac entre mon burlesque et mon tragique. Je ressemble à un handicapé physique mal guéri. Tous mes membres flottent par rapport à mes articulations.
     Les enfants sont persuadés que je suis une marionnette. Les parents cherchent les fils.
     Je n’ai pas de souplesse comme on entend la souplesse. J’ai une souplesse d’infirme, une espèce d’habileté bizarre, une gestuelle leste de pantin cassé. Toutes mes attaches se détachent. Je laisse mes mains partout sur mon passage. Il ne faut pas compter sur elles. Pas plus que sur mes pieds qui balancent dans une church splendide au bout de ma jambe dans le vide, prêts à se décrocher.
     Comme Coleman Hawkins ou Sacha Guitry, j’ai les poignets de chemise qui me recouvrent la main jusqu’aux avant-dernières phalanges. Ça m’accentue à mort le côté impotent de mon ascendance physique paterno-maternelle très particulière. Philosophe des années trente, homme d’affaires de l’entre-deux-guerres, acteur de slapstick, je ne trompe plus personne. Combien de très gentils connards ont pu m’exhorter à monter sur les planches, à circuler élégamment jusqu’à envahir les fracas d’applaudissements de ma gracile silhouette. Encore récemment, il n’est pas rare qu’on me regarde avec effarance dans la rue, à la poursuite des petits pois de ma cravate, comme tout droit sorti d’une vieille bobine sennettienne, tant je suis saccadé, noir et blanc, appuyé en cela par mon mutisme quasi légendaire dans certaines situations, mes lunettes rondes et mes vêtements trop amples. Ce fluide cinégénique ne se passe pas sans mal : j’ai bien vite fait appel à mon antipathie foncière pour fermer tout élan de familiarité, de compréhension et de spontanéité filandreuses.
     J’ai de la pantomime, c’est un fait. Mais après tout, je ressemble surtout à un pédé préhistorique. Je suis comme une femmelette de Neandertal ! Il y a une dissonance terrible entre ma totale absence de muscle (seins poreux, mous, en oreillers) et une surabondance de poils. J’ai les poils d’un gorille sur des jambes de page : il ne manque plus que les collants médiévaux à bottillons ! Je pléthorise de frisettes, de fioritures velues partout, au détour des pores. Je regorge de rouflaquettes autour des os, comme des arabesques très modem style, presque Napoléon III : on dirait que je suis passé au Babyliss. Voyez ces fesses aussi, très efféminées en gousses d’ail velusoyeuses. Ma raie est une forêt vierge en poils forgés. Plein d’accroche-fion autour de cet anus introuvable, très difficile d’accès. Quant à l’appareil génital, on dirait celui d’un greffé : des couilles de soixante-quinze ans sous l’aine d’un garçonnet.
     Tout finit par être littéraire chez moi. Jamais viril. Jamais. Même mes grains de beauté : il semble qu’on les ait jetés sur moi comme des confettis et qu’ils sont restés collés, n’importe où, en grandes ourses… Mal rasé, je fais illuminé : un fou, sans lunettes, un accidenté qui s’en est sorti tout juste, un type qui est rentré tête la première dans une étoile filante.
     Ma coiffure, c’est toute une histoire, par exemple. Je suis passé sans transition du prince Charles à Roger Gilbert-Lecomte. Tous les matins, je sens que mes cheveux veulent reprendre leur vie bourgeoise. Ils ne savent plus où ils en sont. Ils sont paumés. Ils n’en font qu’à leur tête. Tout ce que j’ai vécu se voit soudain dans ma coiffure. Non seulement il faut « porter son œuvre sur sa figure », mais aussi dans sa coiffure ! Je ne connais pas une personne plus anarchiste que ma coiffure : quand on me demande ce que c’est que l’Anarchie, j’enlève mon chapeau.
     Mes épaules ? Celles très rétros d’une femme sous Louis XI. Médaillon défaitiste.
     Les oreilles ? Deux beignets de mesquineries, surtout la droite.
     Yeux ? Myopes langoureux auréolés de beige-violet. Ils se déplacent comme au ralenti d’un point à un autre en enregistrant tout très vite, en pseudopodant tout dans de très longs et lents cils de cheval humides. Différence presque effrayante entre le droit (las et désabusé) et le gauche (violent et curieux).
     Sourcils ? Soyeux. Lustrés.
     Bouche ? Méprisante. Requin antipathique.
     Dents ? Enfantines. Gaies. Seul détail gai.
     Doigts ?…
     Merde ! On dirait une autopsie, ma parole ! En effet, c’est ma carnation qui incite… On a envie de me disséquer quand on me voit. C’est difficile encore de trouver une partie vivante. Je tourne verdâtre en existant. Moisis-je ?…
    J’ai toujours dégagé la très grande sagesse qu’un vieillard de quatre-vingts ans n’oserait montrer. J’ai l’air d’avoir surmonté toutes sortes de situations, alors qu’en fait, planter un clou m’est totalement interdit. Tout le monde, en me croisant dans la rue, me prend pour un clochard, mais un clochard étrange : un clochard de bonne famille. Tout tombe fripé sur moi. Tout fait mendiant sur moi. Du moins mendiant chic, parce que chaque fois que je sors on dirait que c’est la première fois.
     Mon visage de fluet absorbé, la tension intenable que je décharge partout comme un poulpe son encre, tout porte à me prendre pour un grand rêveur, un imaginatif. En vérité, je suis à la fois contre l’événement et contre l’imagination. Les choses inventées me font autant chier que les détails apocalyptiques du monde moderne. Je suis bien trop préoccupé par la mise en hantise de ma Béatitude conjuguée de toute chose.
     Tout s’éclaire soudain. Tout est si physique chez un homme qui passe sa vie à réfléchir, que son allure atteint un seuil de lisibilité auquel aucune de ses formules ne parviendra jamais. Plus qu’un sportif, plus qu’un musicien, un danseur ou un acrobate, l’écrivain est le corps qui dit le plus de choses sans dire un mot. Seuls les morts peuvent rivaliser avec nous.

    "Au régal des vermines" Marc-Edouard Nabe

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