• LA QUETE DU BONHEUR (15) - Hannah Arendt

     

    Depuis la fin de l’Antiquité, il était courant, en matière de théorie politique, de distinguer gouvernement conforme à la loi et tyrannie, cette dernière désignant la forme de gouvernement où le gouvernant gouverne selon son bon plaisir et ses intérêts propres, à l’encontre du bien-être privé et des droits, légitimes et civils, des gouvernés. En aucun cas on ne pourrait assimiler la monarchie en tant que telle, le règne d’un seul, à la tyrannie ; c’est pourtant précisément à cette assimilation que devaient être rapidement amenées les révolutions. La tyrannie, telle que les révolutions finirent par la percevoir, était une forme de gouvernement où le gouvernant, même s’il gouvernait conformément aux lois du royaume, avait monopolisé pour lui-même le droit à l’action, avait banni les citoyens de l’espace public pour les confiner à l’intimité de leurs foyers et exiger qu’ils s’occupent seulement de leurs affaires privées. En d’autres termes, la tyrannie dépouillait les citoyens du bonheur public, mais pas nécessairement du bien-être privé, tandis qu’une république accordait à chaque citoyen le droit de devenir «un participant au gouvernement des affaires», le droit d’exister dans l’action, de manière publique et visible. Certes, le mot «république» n’apparaît pas encore ; c’est seulement après la Révolution qu’on perçut tous les gouvernements non républicains comme des despotismes. Mais le principe qui présida finalement à la fondation de la république était déjà bien présent dans le « serment mutuel » de vie, de fortune et d’honneur sacré, toutes choses que, dans une monarchie, les sujets ne se promettaient pas mutuellement mais qu’ils promettaient seulement à la Couronne, qui représentait le royaume dans son ensemble. Il y a sans aucun doute de la grandeur dans la Déclaration d’indépendance, mais cette grandeur ne réside pas dans sa philosophie et pas davantage dans le fait qu’elle soit «un argument au service d’une action», la façon parfaite, pour une action, de se manifester par des mots. (Jefferson le vit fort bien lui-même : «Ne visant à aucune originalité de principe ou de sentiment, n’étant la reprise d’aucun écrit particulier et antérieur, elle entendait être une expression de l’esprit américain et donner à cette expression le ton et l’esprit adéquats que l’occasion requérait(1). ») Et puisque nous nous occupons ici des mots que l’on écrit et non pas des paroles que l’on prononce, nous sommes face à l’un des rares moments dans l’Histoire où le pouvoir de l’action est assez grand pour ériger son propre monument.

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    1. Voir la lettre, déjà citée, de Jefferson à Henry Lee du 8 mai 1825.

    A suivre

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