• LA QUETE DU BONHEUR (17) - Hannah Arendt

     

    Quoi qu’il en soit, il y a au moins une chose dont nous pouvons être sûrs : tout en estompant la distinction entre bonheur privé et bonheur public, la Déclaration d’indépendance nous conduit du moins à prendre cette expression, la «quête du bonheur», dans son double sens: le bien-être privé autant que le droit au bonheur public, la quête du bien-être autant que «la participation aux affaires publiques». Mais l’oubli rapide de ce sens second, et l’emploi et l’acception de l’expression sans son adjectif qualificatif d’origine, pourraient bien constituer le critère permettant de mesurer, en Amérique comme en France, la perte du sens originel et l’oubli de cet esprit qui avait été manifeste dans la Révolution.
    Nous savons ce qui arriva en France et qui prit la forme d’une grande tragédie. Ceux qui avaient le besoin et le désir d’être libérés de leurs maîtres, ou de la nécessité, elle-même maîtresse de leurs maîtres, se précipitèrent pour prêter main-forte à ceux qui désiraient fonder un espace de liberté publique - avec ce résultat inévitable qu’il fallut donner la priorité à la libération et que les hommes de la Révolution accordèrent de moins en moins d’attention à ce qu’à l’origine, ils avaient considéré comme leur tâche la plus importante, l’élaboration d’une constitution. Tocqueville a tout à fait raison, une fois de plus, quand il fait remarquer que, «parmi toutes les idées et tous les sentiments qui ont préparé la Révolution, l’idée et le goût de la liberté publique proprement dite se soient présentés les derniers, comme ils ont été les premiers à disparaître(1) ». Et pourtant, la profonde réticence de Robespierre à mettre fin à la révolution ne tenait-elle pas aussi à sa conviction qu’un «gouvernement constitutionnel se préoccupe principalement de la liberté civile et un gouvernement révolutionnaire de la liberté publique(2)»? N’a-t-il pas dû craindre que la fin du pouvoir révolutionnaire et les débuts d’un gouvernement constitutionnel ne signifient la fin de la «liberté publique»? Que le nouvel espace public ne disparaisse, après avoir soudain vu le jour et les avoir tous enivrés du vin de faction qui est en fait le même que le vin de la liberté ?
    Quelles que puissent être les réponses à ces questions, la distinction nettement posée par Robespierre entre liberté civile et liberté publique offre une ressemblance évidente avec l’utilisation vague et conceptuellement ambiguë de ce terme - le «bonheur» - chez les Américains. Avant les deux révolutions, c’est en termes de libertés civiles et de liberté publique, ou encore de bien- être du peuple et de bonheur public, que les hommes de lettres* de part et d’autre de l’Atlantique avaient tenté de répondre à la vieille question : quel est le but d’un gouvernement ? Que, sous l’impact de la révolution, la question devînt maintenant « quel est le but de la révolution et d’un gouvernement révolutionnaire ? », voilà qui était on ne peut plus naturel, bien que cela ne se produisît qu’en France. Pour comprendre les réponses apportées à cette question, il importe de ne pas négliger le fait que les hommes des révolutions, qu’avait tant préoccupés le phénomène de la tyrannie - qui prive ses sujets à la fois des libertés civiles et de la liberté publique, du bien-être privé comme du bonheur public et, par là même, tend à effacer la frontière qui les différencie -, ne réussirent à déceler toute la rigueur de la distinction entre le privé et le public, entre intérêts privés et bien commun, qu’au cours des révolutions, durant lesquelles ces deux principes entrèrent en conflit. Ce conflit fut le même dans la Révolution américaine et dans la Révolution française, quoiqu’il se manifestât de façon bien différente. Dans le cas de la Révolution américaine, il s’agissait de savoir si le nouveau gouvernement devait constituer un domaine à part pour le «bonheur public» de ses citoyens, ou s’il avait été formé uniquement pour aider et assurer leur quête du bonheur privé plus efficacement que ne l’avait fait le régime précédent. Dans le cas de la Révolution française, il s’agissait de savoir si le gouvernement révolutionnaire devait viser l’établissement d’un «gouvernement constitutionnel» qui mettrait fin au règne de la liberté publique en garantissant les libertés et les droits civils ou si, au nom de la «liberté publique», il fallait décréter la Révolution permanente. La garantie des libertés civiles et de la quête du bonheur privé avait longtemps été perçue comme essentielle dans tous les gouvernements non tyranniques où les dirigeants gouvernaient dans le cadre de la loi. Faute d’un autre enjeu, les changements révolutionnaires de gouvernement, l’abolition de la monarchie et l’instauration de républiques devaient être considérés comme des accidents uniquement suscités par l’obstination des anciens régimes. En pareil cas, des réformes et non une révolution, le remplacement d’un mauvais dirigeant par un autre meilleur que lui, au lieu d’un changement de gouvernement, eurent été des réponses suffisantes.

    A suivre

    ___________

    1. Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, livre III, chap.m [éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 186].
    2. Cf. son rapporté la Convention sur «les principes du gouvernement révolutionnaire», in OEuvres, éd. Laponneraye, 1840, vol. III. [«En 1793, “gouvernement révolutionnaire” renvoie à la nature inédite de l’État et de ses rapports avec la société: l’adjectif veut dire que l’autorité publique ne tire pas sa légitimité d’une constitution et de la loi, mais de sa conformité à la Révolution. [...] Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder», 5 nivôse an 11/25 décembre 1793, in Dictionnaire de la Révolution française, F. Furet, M. Ozouf dir., op. cit., 1988, p.574, 580.]

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