Car l’absence de liberté politique au temps du despotisme éclairé au xvme siècle consistait moins dans la dénégation de libertés personnelles spécifiques (dont les membres des classes supérieures n’étaient certes pas privées), que dans le fait « que le monde des affaires ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible(1) ». Ce que les hommes de lettres* avaient en commun avec les pauvres, avant toute compassion pour les souffrances de ceux-ci et indépendamment d’elle, c’était précisément l’obscurité, en ce sens que la sphère publique leur était invisible et que leur manquait l’espace public où ils auraient pu eux-mêmes devenir visibles et être de quelque importance. Ce qui les distinguait des pauvres, c’était qu’ils s’étaient vu offrir, de par la naissance ou les circonstances, le succédané social de l’importance politique qu’est la considération, et leur mérite personnel résidait dans leur refus de s’installer sur «les terres de la considération» (comme Henry James appelle le domaine de la société), préférant l’isolement et l’obscurité de la vie privée, où ils pouvaient au moins nourrir leur passion pour la considération et la liberté. Assurément, cet amour passionné de la liberté pour elle-même, pour le seul «plaisir de pouvoir parler, agir, respirer» (Tocqueville), ne peut naître que là où les hommes sont déjà libres, au sens où ils n’ont pas de maître. Et l’écueil, c’est ici que cet amour passionné de la liberté publique ou politique peut facilement se confondre avec la haine passionnée des maîtres, la soif de libération qu’ont les opprimés - bien plus véhémente peut-être mais politiquement foncièrement stérile. Une telle haine est sans nul doute aussi vieille que l’histoire documentée, voire plus vieille encore ; elle n’a jamais encore abouti à une révolution, car elle est incapable de saisir, et a fortiori de concevoir, l’idée centrale de la révolution - la fondation de la liberté -, c’est-à-dire la fondation d’un corps politique qui garantit l’espace où la liberté peut apparaître.

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1. Tocqueville, parlant de la condition des écrivains* et de leur éloignement presque infini [...] de la pratique*, insiste: «L’absence complète de toute liberté politique faisait que le monde des affaires ne leur était pas seulement mal connu mais invisible.» Et après avoir expliqué comment ce manque d’expérience rendit leurs théories plus hardies, il souligne explicitement ce fait: «La même ignorance leur livrait l’oreille et le coeur de la foule.» [L'Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. 2004, p. 171-172.]

A suivre