• Lettre à Lucette Destouches (2)

     

    Dimanche matin 13 ou 20 janvier 1946  

    Ma Lucette chérie, j'espère que cette lettre t'arrivera enfin mieux que les autres ! Je suis si content petite chérie que tu sois libre ! Je mourrais de chagrin de te savoir enfermée. Je ne vois pas bien clair sans mes lunettes. Je n'ai pas très envie de lire, j'ai trop mal à la tête après ces examens à l'Hôpital. Ils ont vu comme j'étais bien malade. Tout le monde est gentil avec moi seulement bien sûr ces abominables articles m'ont fait bien du tort dans l'esprit de mes compagnons et il m'est difficile d'expliquer et puis en quelle langue ? Je suis très bien soigné. Je me sens seulement très faible à cause du choc et des vertiges. Mais je ne souffre pas je suis rempli de médicaments. Je suis tout le temps avec toi et Bébert je te parle tout le temps, et à Bente et à sa mère. Tu sais que je sors facilement de la vie. Mon bras s'était mis aussi à me faire très mal. On me l'avait massé on a arrêté. Soigne-toi mon petit chéri mignon je t'en supplie il ne faut pas présenter un trop triste visage. Je voudrais que nous soyons internés ensemble mais je peux aussi demeurer des années seul ici en Prison. N'importe quoi tu le sais pour qu'ils ne me renvoyent pas. Je demande asile pour 2 ou 3 ans. Tu connais la situation aussi bien que moi. Je suis un écrivain rien qu'un écrivain. Tous les écrivains français ont dû s'exiler sous un prétexte ou un autre. Tous les prétextes sont bons pour persécuter en France les écrivains. La liste est innombrable. Je ne cite que les principaux à travers les âges qui ont dû fuir – Villon, Agrippa d'Aubigné, Ronsard, Du Bellay, Chateaubriand, Jules Vallès, Victor Hugo (20 ans), Rimbaud, Verlaine, Lamartine, Proudhon, Léon Daudet9 et enfin en ce moment même Bonnard, Laubreaux10 en Espagne, Paul Morand en Suisse. Personne ne les a livrés aux bourreaux. C'est une affaire d'attente de 2 ou 3 années. Mes livres incriminés sont déjà anciens ils ont presque 10 ans. Il faudrait qu'on me laisse écrire quand j'irai mieux l'histoire effroyable de tout ceci ! toute l'épouvantable duperie dont j'ai été victime. Je suis seul je crois capable de l'écrire. Je n'ai rien gagné j'ai perdu le peu de forces qui me restaient. Je suis si heureux de te savoir
    dehors. J'ai enduré là je crois le pire supplice qu'on puisse endurer, cela n'a plus de nom. Je t'aime tellement ma petite que je peux tout supporter tout endurer patienter. Je suis toujours avec toi. Il ne me reste plus que toi. Mais soigne-toi ne sois pas trop triste mange bien
    force-toi travaille ta danse. Cela m'encourage. Tu sais combien j'aime tout ce que tu fais. Embrasse Bente et Madame Johansen et petit Bébert pour son [mot illisible]

    Louis Destouches

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