• V - LES ONLYSONMAKERS (5)

    Les parents sont appelés à souffrir. D’ailleurs, c’est le rôle des parents de souffrir. Souffrir beaucoup, toujours plus. C’est un privilège pour un parent de se faire torturer par un fils unique. Parce que ce sont eux les plus prisonniers. On ne devrait jamais dire « parents » mais souffre-douleur.
     « Vous habitez chez vos souffre-douleur ? »
     Ils habitent une villa fantasque dans une charmante campagne des environs urfs de la capitale… Personne n’a encore compris comment la musique miraculée de mon père Byzance avait pu le mener de la misère euphorique de sa jeunesse à ce confort sinistre.
     On dirait l’atelier d’un peintre de la Folle Époque. Ici, on s’attend à tout instant à voir Van Dongen descendre les escaliers de ma chambre. Mais par-dessus tout, elle ressemble exactement à la maison démontable dans le film de Keaton. C’est une bête d’angles fous, un bateau à l’envers éclaté en pleine cambrousse.
     Je suis ici chez moi : enfin, chez mes parents, quand je veux, quand je suis viré de partout ailleurs, par périodes : il y aura toujours une pomme de terre à partager en trois. Byzance écrit à un ami : « Edouard réintègre la maison : tout rentre dans le désordre. »
     En fait, j’y croise trois cents fois la Vieille Sartan, ivrogne de la Souris de l’abbé Jouvence, qui frôle le bahut, les baies vitrées, la cheminée centrale en inox satiné, les plantes cubistes, et qui passe sous le seul tableau qui pare nos murs blancs : une immense photo de Thelonious Monk. Cette photo que Byzance et moi avons voulu là depuis dix ans, parce que aucune autre n’y aurait pu avoir sa place : six mètres de gris et de noir fonçant à tombeau ouvert dans le pan immaculé. La grosse tronche de buffle envahit le salon. A la limite du flou, les grains en passant dessous pleuvent tous les jours sur mon costume.
     Quand on vit dans un cocon, une « chance extraordinaire », une sérénité digne de Fra Angelico, et qu’on se permet d’emmerder ses parents toute la journée, jouer au Tisonnier et au Mendiant Ingrat, on est vraiment une superlarve, juste un déchet bon à écrire des livres. Si je suis dur avec mes parents, si j’exècre le « père-mère », c’est que mon exaltation d’abord s’emporte jusqu’à l’exaspération : je vis dans un théâtre de démence sans que les Onlysonmakers puissent me suivre. Ils assistent à un délire auquel ils ne participent pas toujours. C’est le débordement théâtral de mon Extase qui épaissit ainsi l’atmosphère, je le sais bien, qui fébrilise les ondes et envenime les surexcitations. J’amène dans les êtres – et spécialement chez les Onlyson’s – une tension de meurtre, un vent de folie. On voit vraiment que je cherche à me faire tuer. Du fait même que chez moi Tout s’est toujours dit (des hémorroïdes de ma mère aux détails pornos de mes aventures, en passant par l’emploi du temps exact de toutes les journées de mon père), et dit dans une liberté de langage sans limites, les conflits de générations ne pouvaient se trouver que nuls et non avenus. Pas plus eux que moi n’avons pensé une seule seconde aux âges respectifs qui nous séparaient, aux éducations et aux morales dont la plupart des foyers ressentent le gouffre. Tout est caractère ici. Tout est rumba de gladiateurs. Rien d’autre.
     Théoriquement, les parents il faudrait les tuer. Je vois tous ces orphelins tristes qui cherchent dans leurs vies à recréer ce qu’ils n’ont pas connu ! Quelle erreur ! Ils ne savent pas profiter de leur chance inouïe ! Libre, inconnu au bataillon, dégagé de toute obligation, de tout amour, de tout remords ! Personne n’est plus libre qu’un pensionnaire de l’Assistance publique.
     C’est affreux comme je me hais, comme je m’en veux d’exister quand je vois mes parents. Il faudrait naître orphelin pour exister vraiment. J’ai peur de la vie pour eux, j’ai mal pour eux, j’ai tout leur amour qui me fait mal. J’ai vu mon père sangloter devant les suffocations de tristesse de ma mère : je l’ai vu paniqué en larmes de me voir me battre avec la Sartan, se jetant dans la cheminée, arrachant sa moumoute et pleurer encore comme une porte qui grince.
     J’ai vu ma mère si triste, adhérer à la vitre par le sel de ses larmes, dans les bulles de morve, frôler la mort, gémir d’agonie, et puis si émue, si perdue, si petite et neuve toujours pour moi, me cherchant des mains, comme une aveugle, ne pouvant pas consoler mon père sans moi, ne supportant pas, malgré tout, de me voir dans cet état méprisé et tordu dans un coin par les soubresauts lacrymaux.
     Ces visions m’obsèdent. Comment vivre après ça. Je me demande comment j’ai pu tolérer de ma vie et de ma personne de tels spectacles ? Je fais toujours croire que j’ai froid, mais en vérité j’ai une chair de poule constante. Je comprends qu’on se tue parce qu’on n’arrive pas à oublier. C’est vrai que je suis enclin plus qu’un autre à souffrir des larmes. La vue des pleurs me donne envie de mourir.
     Je ne vois pas d’autre souhait que de n’avoir jamais existé pour mettre fin aux tortures de pareilles remembrances. Ainsi peut-être s’explique, je crois, un peu mon besoin vital de régression, de retour, d’emprisonnement total. Quand on a des parents, il faudrait pouvoir revenir en arrière. J’ai toujours rêvé de me glisser entre Byzance et Sartan, et de me laisser broyer par leur étreinte jusqu’à retourner dans leur âme.

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