• VI - VIVRE ET Cie (1)

    Marseille, rue du Docteur-Escat, dans la descente, clinique Bouchard dans un gravat de verdure, en fin de matinée, vous aviez la Vieille Sartan écartelée comme un Soutine. Embourbée dans la chiasse de l’effort après des heures de dilatation dans la salle de travail. Treize heures de grosses douleurs ! L’anus en compote et le Trou-Divin-Pondeur dans les pommes, ballottée dans les hurlements classiques : c’est ma mère qui s’étrangle l’ouverture. J’y suis comme si j’y étais. Le docteur, il s’appelait Artaud (vous ne me croirez pas), il appuyait avec la sage-femme sur le gros bide maternel, qu’il s’expatrie le morveux récalcitrant ! On lui avait dit à ma mère tout le cinéma des inondations d’eau et de sang, les contractions, les recettes en détail de toute la chierie… Pense-toi ! Zéro la théorie : tout est à vivre ! Elle ne les a jamais faites les eaux : une femme a fini par lui percer la poche : un grand geyser de déluges au moment des grosses douleurs. C’est gai ! Toute la clinique dilatait avec elle : Artaud, il était en nage ! Ça ne passait pas : ça en est resté à la « pièce de 5 francs »… Un lapin, elle le prenait ! On l’a endormie. Ma mère ne m’a pas vu naître : extrêmement important ! C’est là que j’ai consenti : je lui ai déchiré toutes ses chairs, un vrai carnage de chatte… Il a fallu la recoudre. Ça lui a toujours fait mal après au moment de chaque rapport : comment un enfant peut-il se pardonner ça ? Mystère…
     Je ne suis pas à prendre avec des pincettes : j’arrive au forceps, comme un morceau de sucre. Si j’avais été une fille, on m’aurait appelée Césarienne. J’émerge du caca maternel, tout le monde fait mon horrible connaissance : burlesque figue mauve énorme braillant à la mort. Un bébé réclame en hurlant les monceaux de cadavres que l’Humanité lui doit. Parurent alors dans mes yeux coulés au fond des larmes les étoiles tendres de l’Existence. Voilà l’être. Voici le Petit Dadon boursouflé : obèse boule à renaître : encore un peu on me renvoyait en Sartan (il n’y a pas de naissance qui tienne) tant j’étais laid d’allure, tout rouge, difforme, de râles et baves serti. Et c’est l’exquise coupure : ça y est ! Parti pour des dizaines et des dizaines d’années de baroud abject à travers les sensations pestilentielles qui émanent de la Vie, du mirage pétri de soupirs et de meurtres.
     Heup ! Un fantôme de plus. Tout cela n’est pas si loin. Je ne m’en souviens pas plus qu’hier. Minable intro d’un petit bijou de destin.
     Si je me sens très concerné par l’état enfantin, c’est que je n’en suis jamais vraiment sorti. Je n’ai pas cette jalousie nostalgique du monsieur qui se prend pour un grand enfant. Il ne suffit pas de déconner. Ils essaient tous de retrouver cette couleur unique, cet impact de début de monde, alors que ce ne sont plus que de grands débiles qui n’ont même pas le bénéfice du gâtisme, parfaitement adaptés, responsables, calculateurs, honorables, rangés des Rolls, tennismen, imposables, que sais-je ?… On a toujours confondu la puérilité navrante de presque tous les adultes, leur bestialité primaire et arrogante avec le monde enfantin où tout est si sérieux, si véritablement grave, si profond, si gracieux.
     Pour ma part, je n’ai jamais eu à rechercher cet état psychologique, et c’est bien sa prolongation dans un corps, que malgré mon ralentissement je n’ai pu maîtriser, qui me pose des problèmes. C’est déjà bien beau ce que j’ai pu conserver d’incapacités sociales, de dépendances, d’incompétences, de préservations en tout genre pour mon âge. J’ai la chance de ressembler toujours à un garçonnet, mais plus les années vont, plus on me soupçonne d’être un véritable attardé. Mes cinquante kilos pèsent très lourd sur les appréciations. Je suis heureux d’avoir combattu à l’aide de quelques ruses (à la portée de tous) pour rester moi-même, pour imposer cette inadaptation cruciale à la vie pratique, que la foule entière méprise et qui est la règle première d’une bonne consumation et le résultat d’une longue dérive pour la possession totale de son propre univers. On déteste vite quelqu’un qui a tout pour n’avoir rien, et qui a tout.
     Le baby-boom des mort-nés ! Carrément ! J’ai vu le Bingo des Biberines. Les Enfants ! Oser faire un enfant ! Y a-t-il plus ordurière audace ? Le fait d’avoir des enfants est un problème métaphysique de la plus haute gravité. Ça atteint le drame antique. C’est l’Allocation des condamnés ! Qui s’en charge ? Quel est le con ?
     Ô gnangnance ! Je n’ai pas pitié de tes spectres ! Que sont devenus tous tes petits morveux ? Ah ! Bordel ! Ont-ils comme moi oublié les milliards de détails connauds dont ils dépendent ? Cette joie pourrie de vivre ? Ont-ils seulement leur maman encore ? Comment vont-ils faire au jour dernier pour ramener d’un seul coup tant d’insouciance, pour cracher l’ultime allemand en musique, pour avachir la pomme d’Adam sur un rot d’orgue, pour déposer enfin leur frisson sans oublier personne, avant que tout disparaisse avec eux ?
     Quand je les vois, tous ces adultes puérils qui se croient très forts parce qu’ils ne bavent plus ! Moi j’espère régresser jusqu’à ce que je redevienne du sperme. L’homme a-t-il besoin de jouir pour autre chose ?
     Mais la plupart des bébés sont si beaux qu’on les croirait en plastique. Toutes ces boules roses qui se renversent les unes sur les autres en d’affolants reflets ! Des heures j’admirerais cette peau nourrie d’ondes neuves, ces gros yeux énormes bleus, ces mains boudinées, ces bourrelets partout qui roulent et s’enroulent dans l’ocre clair, ces pieds qui pédalent dans le vide, et ces tragédies enfin, ces hurlements qui n’affolent personne…
     Ces petits salauds qui se laissent vivre par les autres me fascinent. Pas encore éveillés, pas encore humains : on peut les mettre au feu, ils se laisseront faire : c’est ça que les hommes recherchent toute leur vie : cette inertie, cette confiance absolue, cette ignorance aussi, marques indubitables de la plus haute sensualité, la culminance parfaite de notre majesté sensuelle !
     Seuls les vieux m’angoissent et me plaisent autant.  *

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