• VI - VIVRE ET Cie (2) 2/2

    Le plus beau, c’est quand ils forment en fins d’après-midi de malodorants conclaves, des congrès, des cénacles dans les squares crépusculaires, dans les salles d’animation ou au débit de boisson. On dirait qu’on les a posés là. Dans les vieilles laines. Avec leurs avant-bras pendinolents, leurs coudes en croûtons de pain et leurs grosses veines turquoise apparentes. Ils adoptent un coin d’ombre en royale beauté au milieu de centaines de cow-boys, et attendent ensemble la mort, assemblés en harems immenses qui se forment sans bruit, sans désordre, sans vie…
     Ils se cognent, se bafouillent, ils ralentissent le cours des choses. On est fatigué en les regardant. C’est une étonnante série de dos ronds qui se virgulent dans les chutes de lumières. On voit quelques cachectiques se serrer péniblement la main par petits tremblements d’ascenseur qui monte. On dirait vraiment tous des odobénidés humains, des lions des mers, des ours marins, des otaries à fourrure, une colonie de phoques veaux : voilà ce que dégagent tous les vieillards. Leur nez gonfle en chambre de résonance pour renforcer leurs mugissements. En nage, le menton défoncé, ils frémissent sous les souffles toutes leurs plèvres, flasques chairs de mollusques mous. Quelques fils électriques : leurs broussailleuses moustaches de monstres qui ondulent dans le gras sous deux cratères sanguinolents. Les visages sont un peu bousculés par la moindre fonction humaine. La toux est brusque et gluante. Ce qui est très bon aussi, c’est quand ils reniflent, quand ils hoquettent : ça fait de belles partitions près des buissons, quelquefois ils envoient par terre de longs las et doux crachats mauves, un peu lents.
     J’ai adoré observer les vieillards. Surtout ceux qui sont très physiquement diminués, ceux du quatrième âge. Ceux sur qui on a envie de tomber, comme on s’écroule dans un gros pouf crevé. Ils respirent fortement. Tout ruisselants de déceptions. La face purulente d’acné sénile, les mammifères retroussent leurs lèvres : deux bouées douteuses d’où s’émorve une bave épaisse. Leurs corps ne travaillent plus comme avant. On remarque une absence typique d’odeur vivante. Les jeunes sentent la sueur, le sperme, le sang : ça vous explose de nature dans les fosses. Les vieux ne sentent plus la vie : c’est un parfum moins dégueulasse, presque fade qui roule dans les bronches, un vent moisi qui glisse sur les rides. Leur somptuaire déliquescence se balance avec difficulté dans un odieux ralentissement. Dans la vie, pour être sûr de n’avoir pas que des tempêtes, il faut toujours avoir à une portée de fusil des producteurs de calme et d’indifférence : ce sont les vieux. J’aime les vieilles mères assises sans rien dire, la bouche amère et les yeux absents, suintant le mystère et l’effroi : elles rechargent, en n’en pensant pas moins, les pièces les plus sordides d’une ancestralité insoutenable !
     Empruntés en tragiques maladresses, ces espèces de gros morses ridicules ocre rosé sont en vie, abstraitement. Ils y verdissent. À la façon du faisan qui s’attarde dans l’existence, que la mort travaille scrupuleusement et dont on peut voir les plumes fondre à tombeau ouvert dans la pourriture.
     La pourriture n’est pas toujours après la mort, quelquefois elle la précède.
     Il ne faut surtout pas mourir à trente ans, jeune et beau, sans le savoir, en apothéose ! Il faut durer. Faire sous soi exprès. Se voir au bout.
     En total, je m’affale d’extase davantage au summum de l’horreur. Bien des lecteurs prendront ma fascination morbide pour une vicieuse ironie. C’est la méprise : je suis vraiment en adoration devant les Vieux. Ma Contemplation passe véritablement par ces crapules. Si je me foutais de leurs gueules, à la légère, à l’acidité pamphlétaire, je n’irais pas les voir, me glisser près d’eux pour sentir leurs odeurs, leurs vibrations bouillantes comme un récepteur avide d’ondes néfasto-bénéfiques.
     Mes plus grandes sensations religieuses, je les ai endossées près des vieux et plus spécialement des vieux grabataires… Combien de médecins ai-je suivis dans leurs visites ? Combien d’hôpitaux ai-je pu arpenter le dimanche, les plus précaires des banlieues les plus pourries : tous écumés à fond de comble ! Je me reverrai toujours dans ces salles glaciales parmi les vieillards les plus incapables d’assurer spontanément leurs fonctions vitales, debout sur le lino au milieu des petits cris de souffrance, des barrissements, des brames exquis : je commençais à m’emporter, je leur lisais de belles pages de Léon Bloy ou de Céline. L’ambiance torchait, je vous le dis ! Le Cuirassier et le Belluaire n’ont jamais mieux sonné. Si je m’écoutais, je passerais ma vie à m’en aller porter ainsi les grandes musiques dans les écrins idoines…
     Mais ce que j’aime le plus, ce sont les mouroirs : là, je chancelle de bandaison ! C’est la panacée du délice ! Toutes ces bêtes qui ont sauté le Seuil ! Ces viandes semi-mortes qui sourient bruyamment ! Je n’aime que les super-vieillards, ceux qui n’ont plus leur dignité, la tête en arrière, étouffés par leurs propres rauquements. Ils sont à treize dans des dortoirs en train de bouger comme un film au ralenti d’acteurs géniaux… Certains hurlent, d’autres vous regardent, rotent, font… que sais-je, encore, comme signes de vie subtils, au bord de tout. On vient les changer comme s’ils étaient très importants : c’est comme si le dégoût imposait le respect : l’homme est ainsi fait. Le stade de la détresse physique une fois dépassé, l’individu devient très tolérable : il prouve quelque chose. Je l’aime ici, impotent, fini. Certains ne goûtent pas cette extase (car il est indubitablement une extase à déchoir ainsi, à dériver si infiniment : tous les moribonds vous le diraient s’ils pouvaient penser). Les Êtres sont trop vaniteux pour ces subtilités. Ils ne pensent qu’aux autres : ils ne veulent pas se montrer dans cet état : ils veulent disparaître en « dignité ».
     Dignes ! Comme si on n’était pas depuis la naissance en parfaite déchéance ! Il n’y a pas de dignité. Il ne suffit pas d’être seul quand on chie pour croire qu’on ne chie jamais, qu’on n’est pas assez dégueulasse pour ça ! Il n’est pas d’être digne. Il n’y a pas de mort digne. La seule dignité, c’est de se voir pourrir, d’avoir le cran de voir ça, d’assister à la théâtralité de sa propre décrépitude totale. Se substituer à cette jouissance est un péché pour moi. Sur ces questions, je serais presque Grand Chrétien. On n’a pas le droit de préférer la mort à la déchéance. C’est un devoir de se laisser mourir sans se tuer, car rien n’est irrémédiable. Il n’y a pas d’excuse qui tienne : pas la moindre impotence tragique, pas la plus inespérante sclérose, pas le plus douloureux cancer épouvantablement généralisé. L’Agonie, la Déclichette physiologique, la Sénilité sont les seuls droits de l’Homme.
     Je crois que le gâtisme peut m’aider à swinguer très fort. Je serai un très vieux monsieur insupportable, très, très, très exigeant, très, très, très sévère, d’une rigueur extrême sur tout : du point de vue de la Morale, du point de vue de la Tenue, détestant la vulgarité, d’un draconisme effroyable pour les autres et dont chaque relâchement propre serait extrêmement délibéré. Un beau vieux, c’est un roi porc chic et square dans le nickel. Les vieux méditerranéens ont ainsi souvent beaucoup de classe. Ils se déplacent en costume blanc démodé avec une très belle pochette, un œillet, un très beau chapeau, une longue chaîne de montre et de splendides chaussures sur mesure.
     Au moment où j’écris ceci, je croise un vieux type qui fait un slow en marchant : il évoque le jeu des balais sur la caisse claire. Il est très bon. Il a exactement la même tête que la troisième vache exposée dans la vitrine d’un restaurant, rue de Berri, et dans l’oreille, il porte un ravissant cornet acoustique en écaille (avec l’embout d’ivoire jaune) de chez F.Berline, rue Saint-Placide.  *

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