• VII - BÉATRICE ENCULÉE (5) 3/4

    Plus rien ne l’intéresse. Sa vie tombe à l’eau. Tout d’un coup plus rien n’a de sens… Oh mais ça ne dure pas bien longtemps ! Que la métaphysique est passagère ! Un miroir a vite fait de remettre Hélène sur les rails de son désir. Elle est si heureuse d’être belle !
     Il y a là quelque chose de très religieux que toutes les femmes ont en elles, et qui est : l’espérance de l’Amour. Toute femme attend l’Homme de sa vie : il n’y a que ça qui compte pour elle. Si pour tous les hommes une femme est un trou, les femmes sont loin de ne voir en l’homme qu’une grosse bite bien veinée. Toutes les femmes sont des salles d’attente de l’Amour. Elles sont dans l’expectative. Elles sont suspendues. Pour une femme, il n’y a que deux solutions : trouver l’homme de sa vie ou se prostituer.
     Hélène n’a jamais aimé personne. Si elle m’aime un peu, c’est que pour elle, un peu c’est déjà beaucoup.
     Pour rien au monde je voudrais en être affranchi. Je suis très heureux d’être débarrassé à jamais de cette épine dans le cœur qui est le coup de foudre. Il y en a qui traînent ça toute leur vie. Qui, à force de l’attendre, finissent par le rechercher. La Femme de sa Vie, c’est un gros morceau à passer avant de mourir. Le plus tôt c’est fait, le mieux c’est. Comme les amygdales, il faut que ça s’arrache le plus vite possible.
     Maintenant, je me sens si léger, si libre !… Je suis absolument convaincu de sa métempsycose. Ma femme est une Panthère ! Et l’une des plus dangereuses ! C’est pas Bagheera du tout ! J’en ai pour toute ma vie à me panser les plaies d’avoir découvert cette férocité.
     Un jour, elle décida de rompre. Nous organisâmes alors une réception pour annoncer notre rupture à qui voulait l’entendre : cantonade au troisième degré, bombe amère glacée désamorçante. Tout le monde était ravi de participer à la joie de notre rupture : on ne nous avait jamais vus aussi souriants, aussi heureux. Tout ce wagon hideux de raclures immondes, qu’on appelle des « amis » et qui se réjouissaient vraiment en secret de voir partir en couille le couple modèle, fut gagné de vitesse parce que nous sentîmes – plus complices que jamais – leur sale et sournoise jalousie s’effriter dans le départ même de la brioche. Quelque chose rompait le pain.
     La Panthère-Déesse-Sorcière aux Yeux très-pers me quittait parce qu’elle ne supportait plus de ne pas m’aimer. Je buvais en moi un petit-lait qui allait peu à peu se transformer en yogourt sublime. Quand une femme vous quitte, c’est le moment où on l’apprécie le mieux. Devant la splendeur de la cérémonie, elle commençait à regretter de faire une connerie pareille.
     La Fête de la Rupture battait son plein. C’était une bien belle Party de Séparation, la Boum sans éclats ! Ce n’était pas par moi qu’elle s’était fait baiser cette fois-ci, c’était par les parents et les amis, toute cette merde. Tant que tous ces gens restaient dans l’ombre, elle ne pouvait rien faire d’autre que rompre. Du moment qu’il fallait être lâche au grand jour, que la rupture devenait une institution plus oppressante que le mariage, elle chercha une issue au guet-apens. La liberté elle n’était plus que dans la recollation impeccable, le coup de foudre reprisé, les taraillettes suprêmes. Elle disait :
     « Depuis que c’est officiel, je n’ai plus envie de rompre ! »
     Elle renouvela le bail. Faux départ. Incident de tir. Essai pour six mois. Sans garantie. On a bien rigolé.
     Les autres étaient tellement excédés, décontenancés, qu’ils décidèrent tous de se séparer entre eux, et c’est ainsi que nous nous débarrassâmes à tout jamais, grâce à notre rupture ratée, de tous nos amis. C’était si bon que ça ressemblait à si méprendre au barillet enrayé qui trouble un suicide (par fatigue ou par désespoir), ou mieux, à une mine qui explose dans la gueule des artificiers…
     En fait, ce genre de choses est tout à fait conforme à mon esprit fantaisiste et poussif dans les retranchements, tout à fait en équilibre sur les renversements où seules ma fausse logique et ma rigueur étrange savent se tenir. C’est aussi en merveilleux accord, en impeccable harmonie avec le tour d’esprit d’Hélène Hache qui déteste tout ce qui est net, encadré, bien présenté. La Sorcière se sent tellement l’emblème de l’Ambiguïté même (et chez elle cela se fit depuis toujours si naturellement) qu’elle ferait n’importe quoi pour être prise à faux, pour rester trouble, tout pour qu’on la prenne pour ce qu’elle n’est pas, pour que tout le monde éprouve doutes et malaises à son sujet, tout, même rester avec moi !
     C’est la reine du malaise. Tout se passe mal avec elle. J’ai vécu des dîners pénibles, toujours sur les charbons, de peur qu’elle démolisse tout mon boulot. Jamais je ne l’ai vue entrer quelque part sans lâcher une nappe bizarre, des septolets de molécules désagréables comme ça, sans pétrir les ondes de scandales, sans exhaler l’esclandre, sans décharger une encre impalpable d’agressivité émotionnée. Partout elle fait de la magie noire.
     D’ailleurs, tous les hommes ont peur d’elle. On la désire terriblement, mais elle fait transpirer les dessous de bras de personnalités, et si les glands se dressent naturellement dans leur housse, leur méat n’en prend pas moins la moue de l’effroi et de l’angoisse. Son mystère terrorise. On sent qu’elle a tout pour être liante et elle ne l’est pas. On sent qu’elle a tout pour être salope et elle ne l’est pas. On sent qu’elle a tout pour être sympathique et elle ne l’est pas. Cent mille questions travaillent les premiers regards et elle n’y répond que par son charme désarmant et provocant teinté d’un mépris souverain. Le désir qu’elle suscite chez les hommes est toujours accompagné d’une terreur fascinée et, dans la sueur, une immense suspicion y fait toujours point d’orgue.
     Ça vient surtout de ses deux yeux pers invraisemblables. Tout le monde trouve qu’Hélène Hache a de beaux yeux. Rien ne m’énerve davantage. C’est son regard qui est splendide, lourd et impressionnant. Un regard, c’est bien plus beau que les yeux.
     Ce regard, je le connais bien, c’est lui qui transforme tout le monde en petit garçon. Il pèse dans chaque iris plusieurs milliers de tonnes, et quand elle le dépose sur quelque chose on peut entendre un poids monstrueux de béton armé psychique qui s’abat dessus. Plus lourd que ceux de Bud Powell et Oliver Hardy réunis ! Que de fois ai-je cherché dans la cendre ce qui restait de l’être humain sur lequel venait de s’écraser le regard meurtrier de la Déesse aux Yeux Pers !
     Poussée par une inextinguible nécessité de gâcher les choses qui ont la prétention de se croire parfaites, Hélène laisse sur son passage des monceaux de victimes. Le moindre de ses gestes rend douceâtre le plus féroce des fedayins. Les Brigades rouges deviennent rose bonbon sucé ! Baader à côté, c’est l’abbé Pierre !
     La Déesse aux Yeux Pers a fait mon bonheur et mon malheur mélangés : elle annule toutes les peines en en inventant d’autres bien plus terribles. On ne fait souffrir que les prédisposés. On n’ose des coups de sabre que sur les bêtes déjà blessées. On achève toujours. On ne s’attaque pas à plus froid que soi. J’ai reçu tous les coups ! Elle a foncé en moi comme cent mille hordes de sangliers en furie d’écume rageuse dans les fragiles fougères ! Mais que de charme dans ce saccage ! Que de grâce, de délice dans cette danse sauvage ! Tout dépend d’elle. J’ai beau tomber en délire de violence sur moi-même, me rouler dans la rue, m’essayer à mourir, tout ça pour rien : pour l’aimer davantage. C’est l’adoration qui triomphe. Il suffit de ne pas avoir de ses nouvelles pendant deux jours, et je m’effondre lamentablement au fond d’un coin…
     Quand je vois tous ces hommes qui échafaudent des techniques de séduction, des subterfuges, des combines balourdes pour se faire respecter, se faire attendre, qui jouent avec le désir, raisonnablement, comme si c’était une partie de cartes, une navale à gagner, des mathématiques !

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