• Etre français (2)

     

    Il n'y a pas d'orgueil à être français. Nous savons trop ce qui nous reste à faire, que nous ne ferons peut-être jamais, qui n'est même pas commencé. Ou plutôt nous savons que tout est toujours à refaire et toujours à recommencer. Nous avons été élevés par de trop bonnes mères, trop patientes, trop courageuses, si dures à la besogne, si dure et si douces, avec leurs tendres cœurs vaillants, inflexibles. "On n'en a jamais fini!" disaient-elles. C'est bien vrai qu'on n'en a jamais fini. Quand les jours sont trop courts pour  le travail de tous les jours, il n'y a pas de quoi être fiers! Pour elles comme pour nous, le mot d'ordre est un mot du dimanche. Il n'exalte pas l'imagination, ni ne nous apparaît comme un dieu, descendu des cieux sur la terre, qu'on célèbre par des rassemblements et des chansons. Nous sentons ce mot-là dans nos bras, dans nos épaules, ainsi que  la fatigue accumulée des ancêtres, leur sainte patience. La mauvaise herbe repousse à mesure, et si l'homme s'arrêtait une fois dans sa tâche, elle recouvrirait tout. Nous ne haïssons pas la mauvaise herbe, nous ne rêvons pas de l'exterminer. Il nous suffit de la distinguer de la bonne, et c'est un grand plaisir de la regarder avant de prendre la bêche, en crachant das ses mains. Comme me le disait un jour une vieille paysanne rouée de coups par un compagnon ivrogne et paresseux : "Que voulez-vous, Monsieur, il faut de tout pour faire un monde." Il faut de tout, même des imbéciles et des paresseux, même des prodigues. Nous regardons ces gens-là dans les yeux, comme des phénomènes et ils nous donnent plutôt envie de travailler. L'ordre n'est pas qu'ils disparaissent, mais qu ce qui doit être fait, soit fait, malgré eux. Ils ne représentent, en somme, qu'une faible part, une part presque négligeable des forces hostiles qui détruisent à mesure l'effort de nos bras, vent, pluie, grêle, gelées. Nous ne permettrons pas que les Réformateurs du monde, les Nouveaux Maîtres, entreprennent de les exterminer, par les méthodes rationnelles e la chirurgie sociale : "Qui ne travaille pas n'a pas le droit de manger." C'est là un axiome fait pour nous, à notre usage, pour la satisfaction de nos consciences. Sitôt dit, nous n'y pensons plus. Nous honorons trop le travail, nous savons qu'un travail qui n'est plus librement accompli est un travail déshonoré. Au fond, nous ne demandons pas mieux que les parasites vivent à nos dépens, il suffirait qu'ils nous disent merci, s'assoient au bout de la table, en silence. Mais nous ne pouvons absolument pas admettre qu'ils se croient meilleurs que nous, car une telle prétention est contraire à la justice. Bref, nous admettrons tout ce qu'on voudra, sauf qu'il y ait de l'honneur à ne rien foutre.

    "Nous autres Français" Bernanos

    « TV ADPSergei Prokofiev/ Maxim Vengerov :Concerto pour violon n°2 , 2ème mvt : Andante assai »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :