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I - CONTRE L’INDIFFÉRENCE (3) 1/3
L’homme, cet objet
La semaine dernière, des savants italiens ont pu maintenir un fœtus en vie, pendant vingt-huit jours, dans un milieu artificiel. Les savants français laissent entendre qu’ils ne sont pas en retard. Nos mamans nous disaient : « Je vais t’acheter une petite sœur », les mamans de demain pourront ajouter : « Viens la choisir avec moi. » On ira dans les grands magasins faire du lèche-bébés : on choisira un intellectuel semi-gras, ou un sentimental pur chair, de neuf livres, avec trois mois de garantie. Le temps du Dieu fait Homme est mort ; voici venir le temps de l’Homme-objet. *
Lorsque j’étais en philo, une phrase de Claude Bernard me fascinait : « Nous pouvons savoir comment l’opium fait dormir, mais nous ne saurons jamais pourquoi. » Voilà justement ce qui serait intéressant, me disais-je : savoir pourquoi. J’ignorais encore qu’une telle question péchât contre l’esprit positif, le monde moderne et le sens de l’Histoire. Que notre siècle s’appliquait à l’oublier, et à faire disparaître avec elle ceux qui l’ont inventée, qui la posent à chaque instant au risque de troubler, avec l’insolence de leur cœur curieux, l’harmonie nouvelle fondée sur le progrès et le confort de l’indifférence : les enfants – et leurs grands frères les métaphysiciens. Mauriac, je crois, disait un jour : « Il n’y a pas de petites filles ; il n’y a que de petites femmes. » Il me semble qu’il y a de moins en moins de petits garçons ; et ce n’est pas l’éducation qu’ils reçoivent, ni cette indulgence fatiguée, plus faible que tendre, dont on les entoure, ni même les spectacles de télévision qui leur sont destinés, et auxquels ils assistent dès l’âge de cinq ans, qui leur rendront leur enfance. *
L’enfance se meurt, le cher Bernanos l’a déjà dit, mille fois mieux dit, persuadé d’ailleurs que le monde entier resterait sourd à ses cris gênants et répétant tout de même, jusqu’à la fin, sa vieille chanson solitaire, avec une sorte d’entêtement sublime auquel L’Express a rendu hommage, la semaine dernière, en le qualifiant de « petite bête irréductible ». L’enfance se meurt, l’enfance est morte. Il n’est pas nécessaire d’être très clairvoyant pour reconnaître que sa chute est liée à celle de l’amour. Les tendresses de l’âge mûr, les baisers que nous échangeons, ce sont nos lèvres d’hier qui les donnent et qui les reçoivent, des lèvres d’enfant survivant. En découvrant le complexe d’Œdipe, Freud a mis beaucoup de science à nous répéter ce que depuis longtemps un peu de cœur nous avait appris.
« Il n’y a plus d’enfants. » Je ne serais pas étonné que cette locution populaire soit apparue au moment où Rimbaud se plaignait que l’amour fût « à réinventer », tandis que Nietzsche tonnait : « Dieu est mort. » Le célèbre constat, plein d’orgueil et de douleur, fut contresigné par Auguste Comte et Renan. Pareils à des juges qu’une victime obsède, Nietzsche, devenu fou, signa ses lettres du nom de « crucifié », et Comte, après une crise de démence, voulut réinventer la religion, s’institua grand prêtre de l’humanité et divinisa Clotilde de Vaux, la jeune fille qu’il avait aimée, sous le nom de sainte Clotilde. Le bon vieux Renan fut le seul à ramasser les honneurs et à conserver jusqu’au bout sur les lèvres un sourire confit dans la graisse et le dégoût. *
Mort de l’enfance, mort de l’amour, mort de la foi, il n’y a rien là qui puisse nous surprendre, nous en sommes informés depuis longtemps, même si nous faisons la sourde oreille, désespérément, comme ces prêtres avancés qui se sentent en retard et qui, entre deux bréviaires, se jettent avec une gourmandise pathétique sur l’Introduction à la psychanalyse et la théorie des tabous. De toutes ces morts, Mme Carmen Tessier tire chaque jour, dans France-soir, le malicieux commentaire : « On n’arrête pas le progrès. » *
Il ne s’agit pas d’arrêter le progrès. À part les guerriers balubas, plus personne ne songe sérieusement à attaquer les machines à vapeur. Ce ne sont pas les conquêtes de la science qui peuvent nous inquiéter, mais la prolifération de ses méthodes dans des domaines qui ne lui doivent rien, n’ont rien de commun avec elle, ne pourront strictement rien en apprendre. Dans un dernier numéro de Arts, Charles Lapicque a merveilleusement démontré la vanité, le snobisme et la niaiserie qui poussent une certaine peinture à se réclamer des dernières découvertes scientifiques et à justifier ses toiles les plus aberrantes par la géométrie non euclidienne ou la mécanique ondulatoire. « Le savoir, disait déjà Nietzsche dans ses prophéties sur le XXe siècle, risque de se venger sur nous comme l’ignorance s’est vengée sur nous au Moyen Âge… Les hypothèses de la science moderne peuvent être interprétées dans le sens de l’abrutissement. » *"Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin
« Body and Soul extractos p1-1F.J. Haydn - Hob I:6 - Symphony No. 6 in D major "Le matin" (Hogwood) »
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