• I - CONTRE L"INDIFFERENCE (8)

    Un héros de notre temps

    Ils restent immobiles, face à face : le premier qui sourira deviendra la proie de l’autre. Une main pâle appuyée au tronc d’un arbre, le corps déhanché, il la regarde par en dessous, d’un œil insolent et triste ; les premiers massifs du Caucase dressent une couronne blanche au-dessus de ce jeune dieu froid. Elle n’ose pas tourner la tête, elle se tait, ses lèvres ne sauraient plus s’ouvrir que sous les siennes. Qu’attend-il ? Il attend qu’elle s’offre pour avoir le plaisir de se refuser.
     – Vous voulez peut-être que je sois la première à vous dire que je vous aime ?
     – À quoi bon ? répond Petchorine en haussant les épaules.
     Ce jour-là, elle a beau s’enfuir, il est trop tard, elle reviendra ; les jeunes filles font une merveilleuse chair à martyre ; avant de devenir Madame Ubu, toutes rêvent d’Antigone. « Vous êtes pire qu’un assassin… » Ce nouvel aveu d’amour ne lui suffit pas. Il raffine. Il jette le masque et le couteau, et dans un suprême remous d’orgueil, de ruse et de volupté, il se confesse, il se dépouille, il exhibe sa misère et ses plaies : « J’étais modeste. On m’accusa de malice : je devins sournois. J’avais le sentiment profond du bien et du mal – personne ne me cajolait, tout le monde me blessait : je devins rancunier… J’appris à haïr… Mes meilleurs sentiments, par crainte des moqueries, je les ai enterrés dans le fond de mon cœur : ils y sont morts. » *
     Cette fois, le couteau est enfoncé jusqu’à la garde ; il a donc besoin d’être consolé, chéri, sauvé peut-être ? Un bourreau qui tend le cou, quel appât ! Elle succombe de tendresse et de pitié. Petchorine n’est pas seulement son premier amour. Il devient, par la grâce d’une éblouissante faiblesse, sa plus belle, sa dernière poupée. Elle lui offre sa main, le supplie de se déclarer.
     – Je vais vous dire toute la vérité, répond-il. Je ne justifierai ni n’expliquerai mes actes : je ne vous aime pas.
     Le héros de l’unique roman de Lermontov, paru en 1841 et que viennent de rééditer les éditions Robert Laffont, est de nouveau « un héros de notre temps ».
     – Debout en haut de la falaise, son pâle visage grimaçant dans le clair de lune, James Byron Dean regarde Nathalie. Il ne sait pas s’il l’aime, s’il veut l’aimer, s’il ne lui préfère pas son désespoir. Il s’éloigne tout à coup, indifférent, les mains dans les poches, puis revient, de son pas vagabond, le museau rentré dans les épaules, et éclate d’un rire bref, unique, qui tord sa bouche trop lourde, fend son regard de lynx piégé. Par jeu, pour braver un camarade, il va risquer sa vie : chacun doit monter dans une vieille voiture et la lancer à toute allure vers le gouffre ; le dernier à sauter sera vainqueur. Il saute de justesse. L’autre accroche sa manche à la portière et se tue.
     « Quand la fumée fut dissipée, Grouchnitz, lui, n’était plus sur la plate-forme. Simplement, un peu de poussière en légère spirale tourbillonnait encore au bord du précipice. » Un siècle avant le héros de La Fureur de vivre, le Héros de notre temps, vainqueur lui aussi d’un duel, mais d’un duel au pistolet, se penchait au-dessus de l’abîme qui venait d’engloutir son adversaire. Comme lui il s’éloignait seul, désespéré, en haussant les épaules.
     Pour Lermontov comme pour James Dean, le pistolet ou l’accident d’auto ont raté le héros du film ou du roman, mais ils n’ont pas raté son créateur. Ces deux destinées se ressemblent : enfants, ils perdent leur mère ; ils l’adoraient ; ils sont élevés loin de leur père. On les gâte ; ils souffrent. Amoureux de leur solitude, ils disparaissent des journées entières, l’un à cheval, l’autre à moto. Leur adolescence est capricieuse, susceptible ; le moindre échec en exaspère la violence – l’orgueil se nourrit de vanité blessée. À l’école des junkers, Michel Lermontov se bat contre un camarade dont la réputation de force le vexe. Il est mis aux arrêts. À l’université, Dean assomme à coups de poing deux élèves qui se sont moqués de lui. On le renvoie. Brusquement, ils deviennent célèbres : la gloire les déçoit ; le malheur est une vocation. Pier Angeli avait promis sa main à James Dean ; elle en épouse un autre – exactement comme Varinka avait trahi Lermontov. Le même pressentiment les obsède. 1841 : « Je sens que je n’ai pas beaucoup de temps à vivre. » 1950 : « Ah ! il faut vivre vite, la mort vient tôt. » *
     
     Le garçon chafouin, aux babines veules, dont deux millions de jeunes Américains idolâtrent le visage, la carrière, les reliques de ferraille, n’est évidemment qu’une ébauche, une injurieuse caricature du désespoir. Il gît sur les ruines du quatuor romantique : Lermontov, Pouchkine, Byron, Musset. De leur arrogante détresse, il reste cette grimace de détraqué ; de l’honneur, pour lequel moururent Pouchkine et Lermontov, cette espèce de fierté sanglotante.
     Il est tout de même le seul à cristalliser aujourd’hui – par les moyens grossiers du cinéma et de la publicité – un étrange sursaut de dégoût et de mélancolie, un dernier cri, une dernière révolte de l’enfance trahie. Comme pour Byron et Lermontov, la source de toutes ses blessures est de ne pas avoir eu d’enfance – la différence est qu’il ne s’agit plus maintenant d’un phénomène exceptionnel, réservé aux orphelins : ses adorateurs sont des enfants perdus, des enfants qui ne se trouvent pas d’enfance. Et qui, à l’âge d’homme, la poursuivent encore, la singent, cherchent en vain la clé de sa tendresse et de ses caprices. On a eu beau leur enseigner les sciences exactes, leur faire l’apologie de la Raison et du Progrès, auxquels ils doivent le juke-box et le football de table, et leur répéter pendant plus de cinquante ans : « Mes petits amis, l’Histoire est en marche. Ne craignez rien ; laissez-vous porter. Ne descendez pas… » ; voilà que deux millions de ces idiots sautent par la fenêtre, avec leurs slacks et leurs chemises à fleurs, pour aller déposer leurs couronnes et pleurer au pied du jeune babouin qu’ils ont divinisé. Immense machine à sous, la magnifique machine du monde moderne, montée et graissée d’un secret accord par le capital et le matérialisme historique, est bien venue à bout de leur intelligence. Mais il reste un petit coin de cœur qui ne veut pas lui céder. *
     
     Notre époque, comme celle des romantiques, est douée pour le désordre et la douleur : nous frôlons chaque jour Petchorine ; l’étrange est que nos romanciers s’arrêtent au bord de son cœur, et qu’au dernier moment le confort du cynisme l’emporte sur sa détresse. Aux Narcisses blêmes, un peu pourrissants, qui jonchent certains romans modernes, les Renaud Sati et autres dadais, je préfère encore James Dean, qui possède au moins un embryon d’âme, une vague réserve de souffrance. Petchorine, dans ces romans, n’est plus qu’un alcoolique ou un camé ; d’un possédé ils font un intoxiqué ; d’une malédiction, une maladie. La vie intérieure s’est réfugiée au cinéma.
     Le christianisme a écrit en une seule fois, pour jamais, l’histoire de l’incarnation de Dieu : il restait aux romanciers à inventer celle de Satan. Petchorine, comme tout romantique, est un démon. Un démon pauvre, désarmé, attendrissant – le diable fait homme. Pour torturer la princesse Mary, il a recours à la suprême ruse du démon ; il lui chuchote : « Sauvez-moi. » Il a lui aussi son calvaire et sa passion, il n’est pas libre de choisir le bonheur ; il est venu sur terre pour perdre. Nul plaisir, nulle jeune fille ne le dérobera à son maître. Il est à jamais prisonnier de sa loi : sacrifier sa tendresse à sa curiosité, se repaître de tout ce qui déçoit, vivre pour savoir, savoir pour souffrir, trouver enfin dans le désespoir de sa solitude la gloire de ne devoir qu’à soi seul son désastre, et l’orgueil de n’avoir pas connu l’humiliation d’aimer.
     « Je ne vous aime pas », dit Petchorine à Mary, Octavo à Marianne, Hamlet à Ophélie. M. Teste, romantique, réfugié dans l’intelligence, ajoute : « Je me suis préféré. » Et le diable conclut : Non serviam ! Démon de la mélancolie ou démon de la connaissance, l’essentiel est toujours de mépriser le monde pour mieux jouir de soi, de ne pas se donner pour ne pas risquer de se perdre.
     Satan est mort. Le diabolisme, aujourd’hui, ne trouve plus son expression que dans l’ennui, c’est-à-dire la haine sans objet. Satan est mort, le pauvre diable n’aura pas survécu longtemps à son vieux concurrent trahi. Mais peut-être reste-t-il encore quelque chose à dire… Une curieuse solitude, de Philippe Sollers, ou le héros des Corps étrangers, cet autre amputé de l’enfance, le plus attendrissant personnage de Jean Cayrol, opposent déjà à Petchorine, à sa maladive soif de désespoir, une autre soif, une quête nouvelle : l’éperdue, l’imprudente quête du bonheur.

    "Une autre jeunesse" - Jean-René Huguenin *

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