• II - LE SWING DES CHOSES (3) 2/4

    Je me revois tout gosse, beige encore, au trombone à coulisse à déchiffrer ce morceau quasi shakespearien qu’est Brilliant Corners, plein d’araignées exaltées, d’ânes aux piquets qui braient leurs tirades, de sarabandes de fous évadés, gambadantes fées sales dans un verger mouillé ! Brilliant Corners ! Brilliant Corners ! Aujourd’hui où l’on s’extasie sur les titres insolites, « surréalistes » de Magritte ou d’Erik Satie, il serait bon de remettre les pendules à leur place en consacrant pour chacun des thèmes de Thelonious Monk un essai de la grosseur minimale de la première partie (A-H) de l’Annuaire officiel des abonnés au téléphone de la ville de Paris.
     Monk les compose un à un comme des sonnets de granit, à la taille directe. Que ce soit Shuffle Boil ou Bemsha Swing, qui est un de ces morceaux « montés » à deux niveaux, une espèce de discours à deux remontrances… Vous avez aussi les lourds blues sudistes : Functionnal, Something in Blue, Round Lights. Et puis Bright Mississipi ou Evidence : les standards dépouillés de leurs sempiternelles montées d’accords, saucissons nus, arêtes de vieux ours… Et encore l’Ugly Beauty fascinante et poignante avec ses larges hanches graves et qu’on voit comme réfléchir à quelque chose, mais à quoi ? Et Raise Four ou Blue Hawk, autres sortes de blues monkien sur 4-3 notes, typique riff givré en forme de pied de nez (avec la goutte !). Et encore Boo Boo’s Birthday dont personne ne parle jamais, gâteau d’anniversaire pour un petit enfant martien qui s’y reprend à plusieurs fois pour souffler ses bougies. Ask Me Now, chialante ballade harmonisée par les lents balancements de sacs des dockers d’un port du Nord, à l’aube aphteuse. Et Criss Cross, est-ce bien ce kangourou qui avance et recule, avance et recule, par saccades de séries de bonds, se pose et rebondit, se repose et bondit encore, hop, sort du champ…
     Thelonious n’est pas seulement une excroissance du Jazz, c’est carrément une tumeur, un polype, une boursouflure de la race humaine. Il est enfermé dans un sarcophage inviolable. Rien ne l’abîme. Il est là, comme la nuit tous les soirs.
     Tous les grands musiciens de Jazz (les Noirs américains, bien sûr) sont à peu près comme ça. Leur torpeur est défensive. Ils ont l’attitude la plus géniale qui soit : celle de se coudre ainsi, de ne plus discuter : ils s’enferment dans leur univers et ne communiquent plus que par la musique. Ils s’absentent dans les alléluias morbides ou des simulations de mongolianisme.
     On en a vu quelques-uns pencher la tête et baver en montrant les dents comme de vieux chiens aveugles. Et d’autres se peigner les moustaches pendant vingt minutes devant la glace de leur loge. D’autres ruinés par l’alcool, en pyjama, coiffés d’incroyables chapeaux à 4 heures du matin, hurlant dans le décolleté des jolies femmes ou gardant une pose jusqu’à la fin de l’aurore. Et d’autres encore en spectres immobiles, la bouche ouverte dans leurs grognements, plongés dans des comas spéciaux, et puis tous finalement, plus ou moins fantochatiques, complètement hors des hommes. Tous ces grands corps misérables, épuisés, abrutis, décrochent tous peu à peu en infirmes volontaires…
     Il est aisé de prêter à cette amorphe rigueur des mobiles à la fois raciaux et stupéfiants. Les paradis en préfabriqué et les problèmes personnels n’abritent pas seuls les chimères de ces types, ils ne provoquent pas seuls tous ces silences. On remarque dans leur musique même, plus ou moins soulignée, cette étonnante philosophie de la dérive, ce goût pour l’absence, l’oubli, l’apathie, l’attente, tout ce lyrisme de l’Inerte qui accompagne la plus grande énergie créatrice de tous les temps.
    Les jazzmen se savent détenteurs d’une vérité si incontestable qu’ils sont harassés de fatigue à l’idée de l’effort qu’il faudrait qu’ils déploient pour la communiquer : ils sont écœurés que tant de splendeur ait tant de difficulté à se transmettre.
     Tous ces types étaient des bêtes à musique. Ils étaient ignorants de tout le reste. Tout génie a un âge mental de quatre ans. Je n’imagine pas plus Van Gogh sachant correctement lacer ses souliers que Bud Powell pouvant traverser une rue tout seul.
     La vie du Jazz, sa vitesse, sa cruauté, sa misère, tout le bordel historique appellent la drogue. Tout le monde sait qu’ils ont pu jouer non pas grâce à la drogue mais malgré elle. Lester aurait été aussi génial sans alcool, mais il aurait eu plus l’occasion de le montrer. La ruine est le prix du chorus.
     Je dirais même que la drogue ne trouve sa plus authentique justification que dans le Jazz. Parker avait plus de raison de se défoncer que Baudelaire. Il y a une sorte de quête parfaitement raisonnée chez Baudelaire, et plus tard chez Gilbert-Lecomte, qui n’existe pas chez les jazzmen. Seul Artaud semble se rapprocher vraiment de l’état d’esprit du Jazz qui est la Volonté de Résistance, la lutte pour créer en dépit des souffrances, et non la recherche d’une angoisse ou d’une volupté qui dicterait les œuvres. Baudelaire a trouvé une inspiration dans la dope : elle a servi son travail. Chez les hommes du Jazz elle le sauve, au détriment de leurs vies. Aucun dandysme d’aucune sorte n’est de mise ici : il suffit de voir, ne serait-ce qu’une fois, la tête de Sam Woodyard. Les jazzmen sont déjà en Enfer : ils n’ont pas besoin de visa.
     D’un autre côté, le nombre de drogués injustifiés est péniblement imaginable. J’ai vraiment horreur de ce petit rite puéril de la défonce convenable que pratiquent ces pauvres types de musiciens français avant de jouer. Comme si ça pouvait leur être d’un quelconque secours ! Ils resteront tous dans leur médiocrité mesquine, leurs sordides problèmes de musiciens, petits petits, toute bassesse, toute hypocrisie.
     Il n’y a pas à s’étonner du soin extrême que mettent les grands artistes à se défoncer la gueule. Noirs, pauvres et géniaux : c’est beaucoup pour des seuls hommes. Pour la plupart, la drogue c’est pour être bien certains d’être asocial. Il est très rare celui qui prend la seringue parce qu’il y est obligé par les hommes. Je suis la preuve vivante que le type le plus en dehors de tout peut se passer de la drogue. J’ai mes secrets.
     Moi, je n’ai pas le droit de me droguer. Je n’ai pas du tout envie de tricher. La drogue fausserait le jeu. La drogue, c’est encore aspirer à sortir, à forcer le délire, à se reposer un peu de soi, à s’absenter… Que pourrait-elle apporter à un être comme moi qui ne veut pas s’oublier justement ? Je n’ai pas besoin de fuir cette réalité : elle m’est déjà absente, refusée, interdite. Je n’ai jamais quitté le fond du gour : j’ai de la vase plein l’extase. Ça ne m’intéresse pas du tout de perdre des sensations avec la drogue, de louper ce qui se passe, de partir en fausse démence pour retomber ensuite : je n’ai pas d’endroit où retomber justement. Surtout ne jamais s’évader : rater un instant de la lucide misère que je transporte, quel péché ! Mortel ! Je veux dépendre de mon délire et non le commander, le payer à tempérament… Toutes les visions de drogués se ressemblent parce qu’ils veulent voir tous la même chose. C’est l’usine à visions ! Le psychédélique fonctionnariat ! La Corvée du Délire ! Non, pour moi la drogue serait malhonnête. Je ne veux pas imiter les grands dans ce qu’ils ont de plus petit. Il y avait dans les années cinquante-soixante une grande mode de la défonce : tous les types ici se trituraient comme des bêtes, pour faire comme Bird, Bud… Comme s’ils ne savaient pas que ces géants sont non seulement des génies mais des Surhommes ! Parker aurait dû mourir à treize ans avec ce qu’il a pris depuis sa naissance… J’ai vu beaucoup de jazzmen dans ma vie : leur ange gardien se défonce avec eux ! J’ai dans l’œil des visages sauvés d’avance par des sortes de Saint-Esprit. Zoot Sims à peine debout chancelant s’éloignant dans les rues désertes de Nice au petit matin, le saxo d’une main et la bouteille de l’autre, m’a fait saisir à jamais le balaise de leurs « bonnes étoiles ». Il y aurait toute une liste à faire, un bottin des sursitaires.

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