• II - LE SWING DES CHOSES (3) 4/4

    Il était à la fois rassurant et très angoissant de le savoir là et à côté quand même. Complètement inhibé, hiverné, réfugié dans ses propres grottes, derrière les stalactites, là où il savait avoir raison, avoir tout vu, là où il s’enfoncerait de plus en plus. D’une crise de désapprobation-frustration, il a fait une attitude, une décision exemplaire, une réponse et une interrogation universelle, une réaction physique, psychique et esthétique inédite jusque-là dans l’histoire des hommes.
     Au moindre mouvement, la baronne enregistrait l’exceptionnel événement. Il a consenti à sortir de sa chambre ! Il est allé dans le jardin ! Il a mis sa robe de chambre ! Il a jeté un coup d’œil au piano ! Il a fait un grognement qui ressemblait à un mot !
     Je pense vraiment que les lieux communs et toutes les métaphores religieuses au sujet de Monk, sa personne et son œuvre sont absolument exacts. Leur exégèse n’en peut être qu’apologétique. On ne se prive pas d’éventer depuis des lustres les miasmes de la sainteté. Aucun mot ne fut plus putifié que celui-là. Cependant, j’ai beau faire semblant de refuser ce titre à de simples humains, la plupart de mes Idoles le méritent amplement. Qu’il s’agisse, pour écrire le nom des plus grands de ce temps, de Martyrs comme Léon Bloy, Céline, Artaud ou Bud Powell. Ou de Sages comme Powys, Suarès, Élie Faure. De Guérisseurs comme Lester ou Monk, ou d’Anges énigma-tiques comme Harry Langdon ou Gilbert-Lecomte, tous me transportent chaque fois plus dans des régions lumineuses de ma conscience où tout devient bon, vrai, noble et définitif.
     De tous les jazzmen, Monk est incontestablement celui qui dégage, qui déménage la plus grandiose allure morale. Il suinte tous les fluides. J’ai épié assez de ses gestes pour vous affirmer qu’il s’agit d’un monument de sainteté, le monstre de noblesse le plus intouché de notre siècle, irradiant l’Esprit le plus sublime qu’on ait pu trouver depuis longtemps. Il se distingue de tous. Etre près de lui, c’est être guéri. Sa lenteur, son Somme, la spontanéité engourdie de toutes ses attitudes aussi bien que son implacable décision et l’autorité de sa Connaissance en font le Saint dont nous ne pouvions naturellement qu’usurper le règne ou éculer la présence dans une ère du monde si abrutissante d’infâme foirie.
     Ermite, apôtre, prophète, moine, prêtre, dieu : rien n’est assez poncivement religieux pour exprimer après tout le magnétisme dont Monk est la bête.
     Personne ne peut encore évaluer l’importance de Thelonious Monk, et c’est avoir le sens des proportions que de remettre à leur juste valeur tous les carnages, les guerres, les rebondissements de la politique et de la chansonnette (car dans notre monde tout n’est qu’« état de siège » ou « one man show ») à côté d’une seule note monkienne.
     Je redoutais cette mort depuis longtemps. Angoisse nourrie par des informations très précises, gluantes certitudes gobées de source pure. J’ai toujours su qu’un tel mystère psychique ne pouvait aboutir qu’à la mort. Il n’y a pas de maladie monkienne. Tous les prostrés n’ont pas la sclérose en plaques.
     C’était ou la mort, ou le retour avec une musique qui aurait tué tout le monde. Ce n’est pas seulement l’indifférence et l’incompréhension du monde qui l’ont refermé, mais sa Vérité qui l’a étouffé. Il ne lui était plus possible de transmettre quoi que ce soit. Il était devenu intransmissible. Pourtant, tout le monde l’attendait. « We miss you », disaient les uns… Quelle tristesse !…
     Mon livre aurait tant aimé embrasser dans son écriture la résurrection de Monk. J’ai mis trop de temps. C’est ma faute. Depuis dix ans que je m’y prépare, Monk n’a pas eu la patience d’y survivre… Je me sentais protégé parce qu’il était là, même s’il se taisait. Il était là. Il n’y est plus. Je le savais vivre. C’était important pour moi de le savoir passer les mêmes dates. Je l’imaginais à quatre-vingt-six ans, s’appuyant sur deux cannes splendides, tout blanc, couvert de peignoirs orientaux, avec une immense pipe bavarde et un chapeau en bois. On l’aurait aidé à monter sur l’estrade du Newport et, avec ses bagues ridées, il aurait démis un Crépuscule plein de grognements givrés… Au lieu de ça, tout s’est taché. Le monde s’est recouvert d’une carte de France. Mais les guerres sont-elles devenues monkiennes pour autant ? Tous les affrontements et les matches de tennis monkiens ? Et les primats monkiens ? Les bavures et les ultimatums ? Les bombes et les gazoducs ? Les réclusions à perpétuité et les suffrages universels ? Les voyages du pape monkiens ? Tout est-il monkien soudain ? Les dissidents monkiens ? Les supporters de foot monkiens (avec les monkiennes crécelles ?) ? Tout ce dont je me fous totalement, tout ce flot de boue quotidien dans lequel aujourd’hui la mort de Monk se vide… Un jeune journaliste en tergal a glissé la nouvelle entre la météo et le rappel des titres. Tout va bien !
     Le XXE siècle aussi a eu son silencieux. Mais Thelonious Monk, s’il s’est retiré, c’est pour rester inactif. Pour un musicien de Jazz, ne plus jouer c’est rester chez soi. Ne plus écrire pour un Poète, c’est sortir de chez soi. C’est pour agir que Rimbaud s’est tu. On a parlé pour Monk de désertion, de retraite morbide, d’orgueil inacceptable. Aussi stériles conclusions. Bouquets d’hypothèses. Conneries.
     La baronne comprend la chose comme un acte de désolidarisation esthétique avec les directions effilochées et régressives du Nouveau Jazz, cette tournure du lait vers les poubelles, amenées à la déraison par Coltrane et Omette, dans lesquelles la Sphère ne voyait plus qu’une destruction irrémédiable de l’apport harmonico-mélodique de sa génération. C’est une interprétation typiquement be-bop. Et si cet attachement, ce goût de la destinée tragique, ont pu lourdement peser dans le retrait musical, puis peu à peu vital du Prêtre-Sphère, je pense qu’il serait très important d’y voir avant tout une démarche philosophique, cohérente, consciente, et de toute première grandeur dans l’histoire de la pensée humaine.
     Monk ne s’est pas fui. Monk est rentré dans sa propre magnificence, persuadé qu’il ne pourrait jamais plus en communiquer la splendeur. Il est allé au fond de ce qui l’abritait, écœuré. La vie n’existait pas assez pour lui, et la théâtralité quotidienne l’a tellement fatigué qu’il a choisi de garder pour lui ce secret énorme de la vérité du Jazz qu’il était le dernier à connaître. L’effort qu’il aurait fallu déployer pour convaincre les autres que Monk était encore plus monkien que ce qu’on pourrait croire était au-dessus de ses forces. Un mélange savant d’écœurement et de sagesse suprême fait du destin de Monk le seul qui vaille la peine d’être accompli.
     Coda dépassée. Il ne lui restait plus qu’à éliminer la nourriture. Il regarda pour la dernière fois un vieux yogourt et -dégoûté à jamais – décida de ne plus manger. Il fallut le mettre sous perfusion. On l’acheva au glucose. Personne n’a jamais rien compris au corps de Monk. Toute médecine y perd ses droits. Comment le soigner ? Monk ne se soigne pas.
     Plus tard, on se penchera sur le mystère Monk, comme on s’est penché sur le mystère Rimbaud. Personne n’est encore assez snob ou assez effrayé pour se sentir contemporain d’une telle disparition, pour interroger cette mort comme on l’a fait dégueulassement avec toutes les autres, tous les célèbres suicides, assassinats, accidents, agonies spectaculaires.
     Pourtant Monk est mort. Monk est mort. Monk est mort. Il faut bien se mettre ça dans la tête.

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