• II - PORTRAITS : François Mauriac (1/2)

    On n’a jamais qu’un seul âge. Valéry a toujours été un homme mûr. Voltaire, un vieillard libertin ; Rimbaud, c’est la fin de l’enfance, la dernière minute de pureté. Derrière les colères et les désillusions de Bernanos, nous ne cessons jamais d’entendre un petit garçon de douze ans, fier, héroïque, amoureux des livres d’images. Mauriac, c’est l’adolescence éternelle.
     Son visage, aujourd’hui encore, a gardé les contrastes de l’adolescence : long, pâle, ardent, mais avec des absences soudaines, comme si le flux d’un rêve continu et profond, affleurant soudain à sa conscience, la détournait du monde visible et l’emportait, batelier de la mort, au royaume secret de ses ombres. Un œil attentif, sur lequel la paupière tombe légèrement comme s’il feignait de dormir pour dissimuler qu’il épie ; l’autre œil largement ouvert, tendu, émerveillé par tout ce qu’il voit, pareil au regard d’un jeune convalescent. Une voix chuchotante, confidentielle, un rire complice : on dirait un collégien espiègle, tout au plaisir de vous faire partager ses farces. Certains ont oublié à leurs dépens qu’elles pouvaient être terribles.
     On ne saurait comprendre Mauriac si l’on ignore qu’à vingt mois il a été privé de père.
     « Je ne me rappelle pas mon père ; mais je me souviens du temps où ses traces étaient encore fraîches ; et quand ma mère ouvrait l’armoire de sa chambre, je regardais, sur la plus haute étagère, un chapeau melon noir, “le chapeau de pauvre papa” ! » (Commencements d’une vie).
     Dans la Grèce antique, les couples abandonnaient parfois dans des grottes, au flanc des collines, les nouveau-nés dont ils ne voulaient pas ; on les appelait des enfants « exposés ». Exposé – vulnérable : ce mot évoque la jeunesse de Mauriac. Nulle ombre attentive et virile ne l’a protégé du soleil du monde. « Enfant solitaire et que tout blessait », il ne trouvait de refuge que dans une tendresse féminine, dans l’immense amour de sa mère. Blotti avec ses frères et sœurs aux pieds de cette femme isolée, fragile, qui n’avait pour toute arme que son cœur, il n’a pas appris à se battre, à s’imposer par la force. Le moindre signe de rudesse l’effarouchait. Tous les inconnus lui étaient redoutables. Pendant longtemps, il n’eut de rapport qu’avec sa mère, avec Dieu ou avec lui-même – c’est-à-dire des êtres qu’il ne s’agissait pas d’affronter, mais d’attendrir, parce que leur cœur lui était gagné d’avance, leur compassion infinie, et leur miséricorde absolue.
     Au collège du Grand Lebrun, chez les Frères de Marie, il fuit ses camarades.
     « Rien alors ne me paraissait plus facile, ni même plus désirable que de demeurer seul dans une chambre, pourvu que je n’eusse pas froid et que je pusse lire » (Commencements d’une vie).
     Contracté, farouche, « repu de pain azyme », il désire et redoute en même temps de franchir les grilles tièdes et dorées du foyer, du confessionnal, comme ces jeunes citadins en vacances qui épient avec envie, mais sans oser s’y joindre, les jeux des petits paysans. « Cette adolescence lâche, apeurée, repliée sur soi, écrira-t-il plus tard, je la désavoue. Non que je renie ma foi de ce temps-là ; pas plus que je ne renie ma poésie ; mais ma façon de croire valait ma façon de rimer : quelle facilité ! Un enfant qui a peur de tout, renifle de l’encens, tire des sacrements une émotion, des cérémonies une jouissance. Sa couardise devant la vie trouve là des prétextes édifiants : il donne à sa lassitude des raisons métaphysiques… Adolescent, j’ai fait de Dieu le complice de ma lâcheté. »
     Mauriac semble méconnaître, dans ce jugement trop sévère, qu’un écrivain doit en partie sa vocation à sa timidité. Son œuvre se nourrit moins du monde où il vit que de celui qu’il imagine. Les tentations qu’il décrit le mieux sont celles auxquelles il résiste ; il excelle à peindre les bonheurs qu’il a failli connaître et les amours qu’il a frôlées. Comme ces lignes en pointillé qui indiquent sur les cartes le projet d’une route future, son œuvre commence là où la peur, la foi, la volonté ou même la sécheresse ont arrêté sa vie. « Aimer sa prison, préférer sa prison, ou pour mieux dire se préférer aux autres » : tel est son indispensable égoïsme. Doué de plus de cœur que la plupart des êtres, il doit pourtant réserver sa tendresse à des êtres qui n’existent pas.
     Cette tendresse, dans un élan romantique, se porte d’abord vers la nature :
     « Assis sur un tronc de pin, au milieu d’une lande, dans l’étourdissement du soleil et des cigales, ivre à la lettre d’être seul, je ne pouvais pourtant pas supporter cette confrontation avec moi-même à laquelle j’avais tant aspiré, et ne me retrouvais que pour me perdre, pour me dissoudre dans la vie universelle » (Commencements d’une vie).
     Tant d’émotion, c’est trop pour un seul cœur. Faute de pouvoir encore le faire partager dans l’amour, Mauriac l’épanche dans ses premiers poèmes. Il écrit Les Mains jointes. « Monsieur, vous êtes un grand poète que j’admire, un poète vrai, mesuré, tendre et profond qui n’essaie pas de forcer sa voix faite pour nous attendrir sur notre enfance. Je voudrais le dire au public », lui écrit Barrès.
     Mais déjà cette extrême sensibilité, cette fringale de beauté, cet appétit de regarder, de respirer, d’écouter et de frémir annoncent la sensualité, préfigurent ce conflit de la chair et de la foi… Le jeune Mauriac vivait dans la terreur de la tentation, de la « mauvaise pensée ». On peut encore lire dans le Journal d’un homme de trente ans : « Que d’être seul donne de force en nous aux puissances de la volupté ! » Les âmes religieuses
    ont peur de la vie parce qu’elles l’aiment. Cet élan d’amour, cet excès de cœur auxquels elles doivent leur soif de Dieu peuvent aussi bien, si elles ne les dominent, creuser leur appétit des corps.
     Ce qui permet à Mauriac – comme à certains de ses personnages – de résister à cet appétit, ce n’est pas seulement la foi, mais aussi la peur. La peur de cette chair qui l’attire, de ces êtres inconnus, des rires moqueurs que sa timidité leur imagine, de la cruauté que sa candeur leur prête. L’adolescent farouche, à demi-orphelin, frémissant comme une proie au cœur de la ville fauve, la ville redoutable, la ville pécheresse, ne cessera jamais de veiller sur lui. « Par-dessus tout, à dix-huit ans, je me croyais laid et incapable d’être aimé. » Comme tout adolescent, il se croit seul dans le Mal. Il n’imagine pas que ce désir qui l’affaiblit puisse être partagé et affaiblir aussi ces êtres qu’il désire. Il triomphe de ses tentations, moins par l’horreur qu’il en éprouve que par l’horreur qu’il craint d’éveiller chez les autres. Tout est pur aux purs – sauf eux-mêmes.
     Mais contre cette peur des autres se dresse aussitôt la peur de ne pas vivre. Ne pas vivre : comme l’amour prisonnier est adroit à plaider sa cause ! Il se garde bien de nous parler de volupté, ou même de tendresse. Il murmure seulement : prends garde de ne pas vivre. Songe à ces visages, à ces villes, à ces émotions mystérieuses que tu risques de ne jamais connaître. Toi dont le cœur bat pour un peu de soleil rouge au ras des pins, pour l’odeur lointaine de l’océan, pour un sourire volé dans un tramway, et qui ne t’était pas destiné, songe aux joies dont tu te prives ! Tous les pièges lui sont bons. À Thérèse Desqueyroux, il feint de présenter Paris comme une occasion de « suivre des cours, des conférences, des concerts »… Et tandis qu’elle attend, auprès du mari qu’elle a voulu tuer, le jour de la séparation, elle rêve de sa future solitude avec une délicieuse impatience.
     « Elle n’avait pu dormir, durant la nuit qui suivit. Une inquiète joie lui tenait les yeux ouverts. Elle entendit à l’aube les coqs innombrables qui ne semblaient pas se répondre : ils chantaient tous ensemble, emplissaient la terre et le ciel d’une seule clameur. Bernard la lâcherait dans le monde, comme autrefois dans la lande cette laie qu’il n’avait pas su apprivoiser. Anne enfin mariée, les gens diraient ce qu’ils voudraient : Bernard immergerait Thérèse au plus profond de Paris et prendrait la fuite. »
     Mais peu à peu l’amour se démasque. À mesure que le cœur qu’il investit cède à ses ruses, il précise ses exigences : « Qu’importe d’aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’océan ou la plaine ? » Rien ne l’intéresse que ce qui vit, que les êtres de sang et de chair. « Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. Le gémissement des pins d’Argelouse, la nuit, n’était émouvant que parce qu’on l’eût dit humain. »
    Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard » (Thérèse Desqueyroux).
     Au hasard ? Non, Thérèse sait déjà ce qu’elle cherche. Dans la plupart de ses livres, Mauriac aime à décrire la façon dont l’étau se referme sur ses créatures affamées. La lueur vaste et incertaine que leurs yeux amoureux projetaient sur le monde, et qui leur faisait paraître toute chose désirable, peu à peu se concentre, s’effile, se transforme en un pinceau de lumière crue, qui n’éclaire plus que la chair.

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