• III - NOTRE-DAME DE LA POURRITURE (3) 1/4

     

    Il y a deux textes qu’il faut toujours mettre ensemble, c’est : « L’Abrégé de toute la doctrine chrétienne » de Paul Claudel et « La loi contre le christianisme » de Friedrich Nietzsche.
     Tout ce qui est contenu entre ces deux fausses limites est important. C’est-à-dire qu’aucun saint ni aucun athée ne peuvent se retrouver dans aucun de ces deux textes. Il faut toujours lire leurs signes en les croisant (c’est un exercice que j’ai fait longtemps) jusqu’à ce que ça en devienne inextricable, illisible et à jeter. La vérité est en dehors de ces spaghetti trop cuits.
     Sade n’est pas dans ce carcan : ça me suffit. Alors où sont-ils, les autres ? Il n’est pas question de faire passer le marquis, Rimbaud ou Voltaire pour de grands chrétiens, ni Bloy, Barbey ou Shakespeare pour d’imparables athées ! Qui croyez-vous qui fasse semblant de relire Bloy aujourd’hui ? Je ne me fais pas d’illusion sur ceux qui dansottent sur le jet de salive : cette réédition est piégée. « Ça, c’est la meilleure ! » je me suis pensé quand ils l’ont ressorti ! Vous allez voir tous ces petits ploucs endimanchés qui vont se réclamer du Belluaire, le citer, faire semblant de s’en gargariser comme ça par miracle, soixante-dix ans après… Mais ils seront vite cernés, je ne me fais pas de soucis : pas tout le monde est capable de lire le Journal… Quand ils auront dit trois fois les mots « Lyrisme », « Humour noir » et « Véhémence », ils retomberont dans leurs ringards de chevet habituels ! Ce ne sont pas les couvertures de l’atroce Munch qui vont racoler les bloyens ! Qui veulent-ils berner ? La Femme pauvre est depuis quinze ans dans une autre collection de poche ! Personne n’a osé l’ouvrir… Enfin, si cette vaine réhabilitation pouvait toucher un seul cœur pâle, ce serait gagné ! Mais trop de connards vont salir la mystique bloyenne. Bloy n’est pas plus écoutable par les veaux irreligieux arrogants que par les nouveaux comiques. Pas un catholique ou néo-catholique pour se mettre à Bloy : pas assez de sperme ! D’ailleurs, je vois bien que c’est déjà mitigé. On rigole un peu doucement de l’exubérance grotesque du personnage. L’outrance n’est jamais prise au sérieux. Sa surcharge est aussi suspectée qu’elle échappe à tous : « Caricature », « frontière du ridicule », « romans mal fichus », « facteur cheval », « prophète », « imprécateur », « tendre »… Toujours les mêmes clichés sur l’exagération : on prend Bloy pour un écrivain pittoresque, trop antipathique à pratiquer en somme… L’opération commerciale n’a pas le panache de celles qui ont remis Céline, Sade ou Artaud aux premières places ! Ne craignez rien ! Bien sûr, je parle en jaloux parce que, en vérité, j’aimerais bien en être à la découverte de Bloy ! J’envie le choc qu’il peut assener à un yardbird, moi qui ne suis plus qu’un « libérable » bloyen ! Un récidiviste, un « super » du Mendiant invendable de l’Absolu Ingrat !
     Je dois être le seul lecteur non croyant de Léon Bloy aussi proche, acharné et inconditionnellement collé à sa pensée. Ce n’est pas pour moi un paradoxe. Je crois que Bloy suscite de tels contraires. Bloy ne me passionne pas uniquement pour son pan métaphysique : je plonge totalement dans sa mystique et je regrette parfois de ne pas pratiquer son dogme dans toutes ses exigences. Mais après tout, il ne faut pas se leurrer : aucun chrétien aujourd’hui ne peut lire Bloy. Ils étaient rares jadis : aujourd’hui, c’est le désert, et c’est un comble significatif. Le plus grand, le seul, l’unique écrivain du catholicisme intégral, celui qui le justifie globalement, reste impraticable. Ce n’est pas étonnant quand on voit ces récents convertis par mode, par goût du contre-pied, derniers avatars de Saint-Sulpice, absolument antimédiévaux et préférant s’adresser aux Bons Dieux qu’à son Saint : je veux dire aux rassurantes petites couilles que sont les Claudel, Péguy, Mauriac et même Bernanos (qui tombe de lui-même à la première ligne du Belluaire), plutôt qu’à Léon Bloy dont ils ne sont pas dignes, ou même Barbey d’Aurevilly à la limite, rien n’étant assez bas chez lui pour donner la juste mesure du maximum chrétien auquel nos consacrés contemporains ne parviendront que par hasard.
     Si je ne crois pas en Dieu, c’est que je crois en Bloy. La commotion inouïe qui, vers sa vingtième année, ramena Bloy à la foi chrétienne, est du même ordre que la véritable Révélation dont je fus écrasé, un soir d’hiver, dans la chapelle des Saints-Anges… J’allais souvent voir le Delacroix comme ça, la fameuse « lutte », j’allumais les projecteurs pour moi tout seul, une chaise en face dans le crépuscule brumeux, et je regardais pendant une heure cette grande fresque un peu terne, à la puissance dramatique, sans tragique qu’il peignit pendant les chants sacrés des messes et que Bloy, du reste, détestait. *

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