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Novembre 1956 (3)
MERCREDI 21 NOVEMBRE
Mon Dieu, comme je suis jeune ! Pas vraiment enfant, j’ai de la barbe, mais jeune ! Un simple ciel bleu, le souvenir d’un livre, l’image de la mer me transportent, m’enivrent, m’ouvrent le bonheur en deux comme Samson écartait les colonnes du temple. Autour de moi, en ce moment, beaucoup de résignation, de fatigue et d’ennui. La décadence de la France, je m’en fous. Cela m’a tenu au cœur quelque temps. Mais aujourd’hui je me sens d’une indifférence impitoyable à l’égard de tout ce qui n’est pas le livre que je veux écrire. L’appétit de construire lutte en moi contre l’appétit d’imaginer. Allô, allô, de toute urgence, s’attaquer au roman. Expédier les affaires courantes, articles et Sciences-Po, et se plonger dans le roman, sans tergiverser, en allant le plus droit, le plus loin possible (comme les Allemands en 40). Tu entends ? Si j’entends ! Mais c’est mon arrêt de vie !– J’avais commencé la lecture de Monsieur Teste . J’étais seul dans l’appartement. Peu à peu j’ai entendu le silence. Au fur et à mesure que je lisais, je sentais pénétrer en moi un silence extraordinaire, hallucinant. J’ai dû refermer le livre, mes oreilles bourdonnaient, j’étais pétrifié par le Silence. Voilà, je crois, le secret de M. Teste.
LUNDI 26 NOVEMBRE
Jour de joie ! Enfin mon roman m’a rendu mon amour. Nous voilà maintenant étreints l’un l’autre, écrasés du bonheur de notre mutuelle embrassade… et tant pis pour la forme, le style, le langage. Tant pis si cela ne plaît pas ! Oh, Nils, comment pourrais-je t’abandonner ? N’aie pas peur, les articles, les devoirs de Sciences-Po, les divertissements, toutes ces futilités, que m’importe ? Le monde peut bien s’écrouler, du moment que le mien tient bon. Merci à vous, mon Dieu, je ne doute pas de votre récompense, et je sais aussi que ma Joie vous comble : c’est toujours elle que vous attendez des hommes. Vous ne leur demandez que d’être heureux. Mais ils s’y prennent si mal que peu vous satisfont.
"Journal" - Jean-René Huguenin
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