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IV - UNE AUTRE JEUNESSE (1)
La plage était déserte
On remarqua sa voiture blanche. Le vent mêlait ses cheveux et le soleil, qu’il recevait de face, semblait le forcer à sourire. Il déplut à ceux qui le virent parce qu’il roulait trop vite, indifférent, lumineux, pareil à ces étrangers qui, quelques semaines auparavant, durant les vacances, traversaient le village sans le voir, pressés de gagner une station plus connue, plus luxueuse, avec l’air d’y être attendus déjà par quelque bonheur.
Au carrefour, il freina. Il prit la route du port. Trois pêcheurs qui réparaient leurs filets sur la jetée le virent descendre et s’avancer vers eux d’un pas si pressé, si précis, qu’ils se redressèrent et l’attendirent. Mais il ne parut pas les voir. Il gagna très vite le bout de la jetée, se hissa sur le petit mur rond qui la surplombait et s’y étendit, le menton dans les paumes. Ses lèvres, à plusieurs reprises, remuèrent. Que regardait-il ? À qui parlait-il ? Il n’avait devant lui que la mer.
La mer, quelque temps, fut bleue ; non plus de ce bleu glacé de l’été, mais d’un bleu tiède et mourant qui avait, comme le clapotis de l’eau contre la jetée, la lente oscillation des barques, une sorte de douceur féroce. Puis une brume s’étendit, parut dissoudre le soleil dont la lumière devint sourde, épandue, impossible à localiser. L’air se mit à trembler. Il semblait que l’on regardât le ciel à travers des larmes.
Il se leva, revint sur ses pas, suivit le chemin des douaniers et descendit sur la plage. Ses mouvements, maintenant, étaient d’une lenteur silencieuse et marine. Son clair visage ne souriait pas, n’exprimait qu’une attention intense et vague, immédiatement satisfaite, comme si chacun de ses regards lui révélait ce qu’il cherchait. La plage était déserte. Pourtant il en fixa plusieurs points précis : là où, durant les vacances, se balançaient les anneaux de portique ; là où, durant les vacances, brillait la petite voiture blanche de la marchande de glaces. Au pied des rochers une barque retournée, la quille maculée de goudron, attendait le lointain été. Les cabines de bains, serrées, fermées, muettes, paraissaient regarder à l’horizon, de leur œil losangé, l’hiver venir. Il aperçut, à demi enfoui, un de ces petits moules rouges avec lesquels les enfants font des coquillages de sable. Il le ramassa, le serra entre ses mains jointes et le reposa avec une tendre précaution.
Enfin il gagna les rochers de Penvert, où il s’assit. Des enfants, qui jouaient à chercher quelque trésor dans les grottes, racontèrent qu’il était resté plus d’une heure immobile, le regard figé à l’horizon, comme s’il y suivait quelque invisible régate. Puis il avait trouvé dans une poche un objet blanc – un morceau de tissu, une photographie, ou un papier ? – qu’il avait tenu longtemps à bout de bras, peut-être pour qu’il se découpât sur la mer. *
Vers une heure, il revint déjeuner à l’hôtel des Sables Blancs. La marée basse avait déshabillé les barques. Elles gisaient sur le côté dans le désert du port, montrant leurs flancs colorés, leurs étraves blanches ou noires. Entre des pierres moussues, un vieux tonneau rouillé, un soulier, des boîtes de fer, les mouettes se promenaient ou allaient s’aligner un peu plus loin, au bord des eaux, où elles paraissaient regarder le théâtre de la mer. Parfois l’une d’elles s’envolait, tournait trois fois, le jabot gonflé, l’œil tendu et stupide, et redescendait en planant, n’agitant les ailes qu’au dernier moment, pour se freiner avant d’atterrir.
Le patron vint le voir au dessert et se montra fort empressé. Il répondit avec autant d’amabilité que d’incohérence : l’air de la mer, disait-il, ouvrait terriblement l’appétit, et il avait savouré ces plats auxquels il n’avait pourtant presque pas touché. À peine avait-il gobé deux palourdes ; le garçon avait remporté les étrilles ; il avait refusé les moules marinières et chipoté sur le grondin.
Dans l’après-midi, une petite pluie très fine se mit à tomber ; on ne pouvait en distinguer les gouttes que si l’on regardait les pins. La mer grise et le ciel gris se confondaient à l’horizon aboli. Il se rendit sur les falaises de Saint-Glat, et une vieille femme qui ramassait du goémon le vit descendre le long des rochers abrupts, jusqu’à une grotte où, sans craindre de salir son costume, il s’étendit.
Il était étendu sur un rocher plat, à l’entrée de la grotte, laissant la mer monter, les yeux fermés. Rien ne l’avertissait de la présence de l’eau que son odeur, et le bruit monotone du ressac. Sa main, d’un mouvement régulier qui semblait suivre celui des vagues, caressait une petite touffe de lichen vert pâle que la marée haute, bientôt, recouvrirait. Il sentait parfois sous ses doigts le cône dur et strié de quelque coquillage incrusté dans le roc, et dont la forme rappelait celle d’un chapeau oriental. Pareille à un animal retenu, dont la bride est trop courte, la mer n’éclatait pas sur les rochers ; arrêtée avant d’avoir eu le temps de former ses vagues, elle gonflait et abaissait, à la verticale, ses eaux prisonnières. À son bruit lent et régulier, il pouvait deviner qu’elle n’avait point d’écume. Puis ce mouvement lui-même s’apaisa, le vent, les lames, les couleurs de la mer s’évanouirent, et du même coup l’odeur du goémon devint plus profonde : il sut que le soir tombait.
Le soir tombait, un soir de plus tombait sur l’océan, sur la lande, sur la plage abandonnée, sur la jetée où, durant les vacances, des jeunes filles qui se donnaient le bras venaient flâner dans le soir, sur les hôtels vides et les villes fermées, sur la falaise enfin, cette falaise où, durant les vacances, des couples parfois venaient écouter descendre la nuit.
Un frisson le saisit, il se leva, pressa des deux mains sa figure mouillée. Une mouette passa, que la brume ensevelit presque aussitôt. Il avait cessé de la voir lorsqu’elle cria ; et au même instant, derrière lui, la fenêtre d’une ferme proche de la falaise s’éclaira – et cette lumière jaillie des fougères parut décider, à elle seule, que c’était l’hiver.
Il remonta sur la falaise. Ses jambes tremblaient. Lorsqu’il atteignit le sommet, il se retourna vers l’océan silencieux. Là, durant les vacances – là, le mois dernier encore, il y avait des baigneurs, des voiles, des cris. Et ces baigneurs, ces voiles et ces cris reviendraient l’année prochaine, et chaque été des années à venir, et chaque année des siècles prochains ils répéteraient sans lui son propre été. Son visage se crispa, il leva un poing comme pour maudire la mer ; puis il se baissa, saisit une pierre, la porta à ses lèvres et la jeta dans l’eau.
Il revint vers le port ; lorsqu’il passa devant la ferme un chien aboya ; dans les rues du village, les volets se fermaient. La serveuse du restaurant où il avait déjeuné le vit monter dans sa voiture et regarda par la fenêtre le feu rouge qu’éteignit le tournant de la route. Puis, immobile, le visage penché dans l’air humide, elle fixa longtemps le feu du chenal, l’unique lumière du village, dont le reflet tremblait sur la mer. La mer, dans la nuit, était calme. Le bruit de la mer était doux. Elle écoutait régner la mer. *« Alfred Kinsey PEDOPHILIE & Révolution sexuelle & Théorie du Genre à l'école Marion SigautABSENT IN BODY - The Half Rising Man »
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