• IV - UNE AUTRE JEUNESSE (3) 1/2

    Aimer la vie, vivre l’amour
     L’exode, au début, me plut. J’avais quatre ans, il faisait beau, c’était mon premier pique-nique. Je n’avais pas peur des Allemands ; malheureusement, j’eus bientôt peur des Français. Cette horde noire, fuyant sous le soleil, enfants, grandes personnes, animaux, meubles et casseroles pêle-mêle, ces visages que l’angoisse rendait malveillants, ce peuple entier marqué d’un signe de folie, de malédiction, me semblait plus redoutable que l’adversaire invisible qui le poussait devant lui.
     Cinq ans plus tard, un jour de mai, toutes les cloches sonnèrent ; il n’y avait pas assez de lèvres pour les chansons ni de balcons pour les drapeaux. Le même peuple fêtait sa « victoire ». Après la terreur collective, je découvrais le mensonge collectif.
     Ma génération est issue de ce désordre. Cette guerre que nous n’avons pas faite nous a laissé des blessures dont nous n’avons pas guéri. Enfants de vaincus, nous fûmes d’abord blessés dans notre orgueil. Nous voyions nos aînés, nos maîtres prendre sagement les rangs et faire la queue, mentir, écouter la radio en cachette, se suspecter, se dénoncer : les grandes personnes vénérables auxquelles nous devions obéir, c’étaient ces écoliers punis. Les valeurs qu’ils nous enseignaient avaient des tiroirs à double fond. On nous apprenait à croire aux mots que l’on nous défendait de dire. La Vérité, l’Erreur, le Bien et le Mal jouaient aux quatre coins. L’histoire était prête à changer de sens. Il n’y avait guère que les bouchées qui ne fussent pas doubles.
     Aujourd’hui, nous ne parlons plus de la guerre, mais nous n’avons rien oublié. Au fond de notre cœur, tous les premiers jeudis du mois, vers midi, une petite bête affolée se réveille au chant des sirènes, et un instant nous attendons presque le sifflement de la première bombe. Et ce qui nous a marqués, au fond, ce n’est pas tant d’avoir fait si jeunes l’expérience de la peur, de l’humiliation, de la souffrance, mais plutôt d’avoir éprouvé que nos maux étaient inutiles, ne servaient à rien, à personne, et payaient tout au plus les dettes de nos aînés, leur misérable bonheur de l’entre-deux-guerres. Nous attendions des coups que nous ne pouvions pas rendre. Nous risquions de mourir, bêtement, non pour nous défendre ou sauver notre bonheur, mais simplement parce que nous nous trouvions là, sur le chemin qui allait du couteau à la plaie. Nous avions faim pour que les troupes allemandes mangent mieux ; nous avions froid pour qu’elles se réchauffent. Avant de connaître Kafka ou Camus, nous découvrions l’absurdité du monde. Cette guerre avait réussi à discréditer la Douleur, à la rendre bête.
     Et du même coup, la vie parut à certains d’entre nous si fragile, si précaire, d’un si décevant usage, que, renonçant à la dominer, ils suivirent l’exemple de leurs aînés et s’abattirent dans ces plaisirs dont leur enfance avait été frustrée. *
     Malheureusement, ne devient pas homme de plaisir qui veut. Chez les héros de la nouvelle vague, chez les Tricheurs ou autres Dragueurs, le plaisir n’est pas gai, il existe toujours des arrière-pensées, ou au moins des arrière-goûts de remords. Dans les romans de Françoise Sagan, les personnages éprouvent à l’envi « un affreux sentiment de gâchis » – sentiment qui est peut-être d’ailleurs leur véritable délectation, une sorte d’euphorie du désespoir. Ce ne sont plus les illusions, mais l’absence d’illusions qui plonge ces âmes paradoxales dans un bienheureux vertige. Qu’importe que les plaisirs les ennuient, puisque l’ennui leur fait plaisir… Pour cette génération hostile à la vie, rien ne vaut les états d’hébétude, de demi-conscience : l’alcool, l’érotisme, la vitesse, tout ce qui grise, fait tourner la tête et fermer les yeux.
     Parce qu’ils sont indifférents, on les croit revenus de tout. Je pense plutôt qu’ils sont bien décidés à ne jamais aller nulle part. On accuse leur sécheresse de cœur ; c’est reprocher à un malade de manquer d’appétit. Atteints par la guerre, par l’excès et la vanité de leurs souffrances d’une insensibilité maladive, pleins de méfiance envers la passion – puisque c’était à la passion qu’on attribuait tous les crimes, le fascisme, le nazisme, le racisme –, fatigués de vivre avant d’avoir vécu, ils fuient l’amour comme un hémophile fuit tout ce qui risque de le blesser. Et je crois que l’ambition, le succès, la gloire ne les intéressent pas davantage. L’essentiel pour eux est de se faire tout petits, de s’affirmer, de s’exposer surtout le moins possible. « Se dérober à la souffrance, disait Nietzsche – c’est-à-dire à la vie. » Ils ne sont pas, ils ne veulent pas être du voyage. Ils n’ont pris qu’un ticket de quai et se sont blottis dans la salle d’attente – réfugiés de la guerre, réfugiés de la vie, avec, comme Alain Delon ou Maurice Ronet, ce pli amer au coin de leur bouche maussade et, dans leurs yeux alourdis par des paupières trébuchantes, ce dégoût résigné de soi. Et ils attendent en écoutant battre l’horloge, battre l’horloge… *
     Pauvre génération, génération réellement sacrifiée, à qui échut le rôle obscur de combler les années creuses ! Certes, elle aura connu sa petite heure de gloire, la publicité ne lui aura pas manqué, et pendant quelque temps encore elle restera un sujet de choix pour les billets hebdomadaires de quelques chroniqueurs fourbus. Périodiquement, ses petits scandales, ses petits désespoirs viendront encore saigner dans la gibecière de M. Grandmougin, et le lecteur de France-Dimanche, doublement réconforté par le malheur des princesses et la virulence du « Mal du siècle », pourra s’endormir tranquille.
     Car nos aînés s’inquiètent : « Et les jeunes ? Que pensent les jeunes ? » Ils paraissent trembler de nous voir découvrir quelque faute qu’ils nous auraient cachée. M. Alfred Sauvy, penché du haut du phare des statistiques, commente leur approche : ils montent, les petits diables ! de nouvelle vague en nouvelle vague, cela pourrait bien finir par un raz de marée… Le raz de marée commence. *
    Le mois dernier, au Palais des Sports, des centaines de jeunes gens frénétiques se sont roulés par terre et cassé des chaises sur le dos tout en pleurant d’adoration devant leur extravagante idole : Johnny Halliday, le Rock and Roll fait ange. Le rock and roll et ses supporters les J.V., bambins encore tout poisseux de confiture, mi-chevaliers, mi-bandits, avec leurs chaînes de vélo, leurs coursiers pétaradants et leurs blousons brodés d’aigles, ne paraissent jamais aux yeux du grand public que comme une confirmation spectaculaire de la pourriture de la jeunesse. Il était normal, se dit-on, que l’ennui finît par déboucher ainsi sur la violence ; ce qui avait commencé dans les caves avec le bop se poursuit sur des terrains vagues avec le rock. Je me demande s’il ne s’agit pas, au contraire, d’une transformation capitale. Ces quinze dernières années, les jeunes sont restés si tièdes, si soumis, si raisonnables que ces adolescents furieux ne sauraient être leurs frères. Loin d’incarner l’ennui, ils expriment brusquement la révolte. La révolte : enfin ! Mais contre qui ? contre quoi ? direz-vous.
     Contre nous. Contre le monde que nous leur léguons. Cette carrière où ils entrent quand leurs aînés y sont encore leur paraît étouffante. Quelque chose en eux voudrait respirer, une partie d’eux-mêmes qu’ils rougiraient sans doute d’appeler leur âme et que nous ne leur avons d’ailleurs jamais nommée, qui a grandi seule, qui est retournée à l’état sauvage. Au beau milieu d’une civilisation soi-disant raffinée, au point de passer pour décadente, une génération retrouve tout à coup le culte primitif du saccage, les convulsions des danses profanes, l’amour du bruit et du sang, une espèce d’héroïsme barbare. *
     Révolte absurde. Vitalité gâchée : à qui la faute ? Leurs jeunes énergies s’exaspèrent contre le vide, mais personne ne leur a proposé d’en faire un meilleur usage. Autrefois, les passions politiques absorbaient ce trop-plein de force. Mais en politique, dans l’Occident moderne, ce ne sont plus des idées qui s’affrontent : ce sont des intérêts. On ne se passionne pas pour des intérêts. L’Église elle-même, ou en tout cas une partie de l’Église, intimidée par les progrès de la science et les conquêtes du libre esprit, n’ose plus parler de foi ni d’âme. Alors qu’elle aurait gagné partie d’avance si, en ces temps de lassitude et de dégoût, elle osait dénoncer les obsessions du monde moderne, le culte de l’argent, de la technique, du confort, elle s’imagine flatter la jeunesse en dépêchant auprès d’elle des prêtres dans le goût du jour, mi-savants, mi-laïcs, et, généralement, grands amateurs de psychiatrie. Oiseleurs sans filets ni cages, oiseleurs sans illusions, ils s’approchent timidement de ces enfants pour les féliciter de la liberté de leurs mœurs, et tout particulièrement de leur liberté sexuelle – comme dans un récent numéro d’Esprit. Ils se gardent bien de prononcer le nom de Dieu, de crainte de les effaroucher, et je redoute qu’à force d’éteindre ce nom sur leurs lèvres ils ne finissent par le laisser s’éteindre dans leurs cœurs. Dire que tous les démagogues de la jeunesse s’imaginent aller dans le sens de l’Histoire, vivre avec leur temps, en encourageant la licence et l’objectivité au moment même où nous sommes las de la licence, où chacun désire un ordre, des lois intérieures – ou tout simplement un idéal.
     Panem et circenses ! Du pain et des jeux, telle est, depuis trente ans, l’ambition moyenne du Français moyen : tout ce qui implique quelque inquiétude spirituelle – les arts, les lettres, la religion, l’amour – périclite. Et tout ce qui flatte le plaisir, promet le bien-être, tout ce qui emplit les estomacs et les poches, prospère. Encore du pain ! Encore des jeux ! crient ces gourmands déjà repus. Et voici que la jeunesse française, dégoûtée de tant de festins, se cabre.
     
     Longtemps je me suis senti seul. Ou plutôt : isolé. La solitude, chacun l’éprouve pour peu qu’il aime ou qu’il désire aimer, pour peu qu’il existe. Mon isolement me paraissait plus injuste et plus douloureux, pareil à celui des sourds, des étrangers. J’étais en exil dans mon époque. Il me semblait que personne de ma génération ne partageait mes colères ni mes désirs. Et les mots que j’aimais le mieux, que j’employais le plus souvent – volonté, ou tendresse, ou honneur – me fermaient les cœurs que je voulais gagner. Des jeunes gens raisonnables me répondaient : lucidité, lucidité, lucidité. La lucidité est une valeur dangereuse si l’on s’en contente ; elle nous rassure trop facilement ; nous croyons racheter nos faiblesses par la conscience que nous en avons. Parfois ils ajoutaient : objectivité. Et je me souvenais de ce mot de Nietzsche : « objectivité : manque de personnalité, manque de volonté, incapacité d’aimer ». *
     L’objectivité a fait long feu. Aujourd’hui, dans une grande partie de la jeunesse – et surtout chez les moins de vingt ans –, un nouveau romantisme s’éveille dont les blousons noirs ne sont évidemment que la caricature grossière. La jeune littérature nous en offre une expression plus raffinée, avec Jacques Coudol (Le Voyage d’Hiver, éditions du Seuil), ou Clément Rosset, philosophe de vingt ans (La Philosophie tragique, PUF). Au cinéma, Resnais a réhabilité les grands thèmes romantiques : l’amour, le temps, l’amour du temps.
     Comme au XIXe siècle, l’essor romantique d’aujourd’hui est d’abord une réaction contre la civilisation matérialiste : à ces bourgeoisies douillettes, il oppose son respect – presque son goût – de la souffrance ; à ces bourgeoisies avares, la prodigalité de son cœur. Même individualisme, même expansion du moi, même prédominance de la sensibilité et de l’imagination. Mais, à la différence des romantiques de 1830, qui usaient volontiers de termes vagues et abstraits, ceux d’aujourd’hui ont le goût du concret et le souci de la précision. Sans doute est-ce le Dieu moderne, la Science, qui a laissé jusque dans leurs rêves l’empreinte de sa rigueur. Mieux encore : ils sont positifs, énergiques, combatifs. La tristesse, dont nos aînés se sont repus au point d’en assaisonner tous leurs sentiments, comme ces Anglo-Saxons qui arrosent indifféremment leurs salades, leur poisson et leur viande de la même détestable sauce rouge – Les Enfants tristes, L’Amour triste, Bonjour tristesse, Le Bonheur des tristes –, la tristesse leur paraît trop facile. Ils lui rendent son véritable rang : un sentiment médiocre, vain et complaisant. Et c’est le bonheur qu’ils réinventent. *

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