C’était dimanche, jour de marché aux fleurs et de marché aux oiseaux. — Dès huit heures du matin, la grande place regorgeait de monde. — À gauche, près des bâtiments qui se dressent dans leurs robes bariolées et blasonnées d’emblèmes, au pied de la maison de la Louve, qui découpe sur le velours blanc des nuages ses lucarnes à volutes, fleuronnées de ramages et toutes orfèvreries de pierre et d’or, des paysannes étalaient sous des parasols, aux pétales fanés, des bottelettes de verdure, des bourriches de fleurs, des gerbes de frondaisons, et toutes, les pieds sur un gueux qui rougeoyait et fumait sous leurs jupes, jargonnaient éperdument, le museau refrogné, alors que les acheteurs barguignaient et refusaient leurs offres.
Derrière cette haie de guenuches, emmitouflées de madras et de cotonnades, les Diligentes avec leurs roues calées sur le bord des trottoirs, leurs caisses maçonnées d’un affreux vert pistache, leurs rosses apocalyptiques, soufflant par les naseaux une petite buée, battant dans leur peau trop large, avec les baguettes de leurs côtes, une chamade sans fin, attendaient patiemment ces couples d’étrangers, qui, encombrés de paquets et de valises, charrient après eux des attelages de femmes et des portées de galopins qui se fourrent les doigts dans le nez et mordent à même dans les provisions de route.
Un peu plus loin, enfin, à l’encoignure de la rue de l’Étuve, où s’étale, dans sa gloire de poupin obscène, le Mannekenpis, presque en face de la maison des brasseurs, si fastueuse avec ses colonnades cannelées d’or et la statue qui la chevauche au faîte, un tas de fainéants, embroussaillés de tignasses qui bouffaient sous le bourgeron de laine ou la casquette de soie noire, badaudaient de-ci, de-là, déambulant, à gauche, à droite, en aval, en amont, alors que vis-à-vis de l’Hôtel de Ville, au mitan de la place, des femelles hors d’âge, des infantes de l’an II, montraient leurs bas de laine rose, emmanchés de galoches noires et offraient des œufs durs et des crabes aux ménagères affriolées par la vente d’oiseaux qui, dans leurs cages de bois, voletaient, piaillaient, se pouillaient à coups de bec, roucoulaient, s’épluchaient les ailes, picoraient des grains, se panachaient, faisaient la roue, se troussaient le jabot et fientaient blanc.
Et les fenêtres des brasseries s’ouvraient. Les tables gluaient avec leurs verres de lambic et de faro. Une brume bleue enveloppait les salles. Des crânes de magots chauves, des groins en désarroi, des pifs bossués de verrues à peluches et de vitelottes qui saillaient écarlates dans le taillis des moustaches, des trognes de pochards en goguette, des caboches d’ivrognesses en délire, s’estompaient en un fouillis burlesque dans la fumée tourbillonnante. Des orateurs époumonnés, réduits à quia, faute de souffle, frappaient la table de leurs poings, des penseurs de barrière graillonnaient sur le plancher, et un homme ventripotent, la margoulette en zigzag, les dents courant la prétentaine dans les gencives, les fesses se tassant sur le bois d’une table, les jambes battant le rappel sur les pieds d’une chaise, chantonnait, somnolent, abruti par la bière de Diest et l’alcool de Hasselt. Les groupes grossissaient, on s’interpellait par la fenêtre, on gueulait à tue-tête la Brabançonne, on s’empiffrait des conques de Dinant, on se gavait de pistolets au beurre, on pignochait des biscottes, on suçait la bouillie verte des entrailles des crabes, on bâfrait des gaufrettes sèches, on déchiquetait des anguilles fumées, et des violoneux raclaient leurs cordes, des taverniers pompaient la bière, des mioches se troussaient le long des murs, d’autres vagissaient, d’autres encore tétaient des femmes roses et, çà et là, dans ce remous de foule, tranchant sur le bleu et le blanc des blouses, sur la cannelle et le lie-de-vin des guimpes, des soldats se rigolaient, la panse débridée, des chasseurs aux vareuses vertes avec chenilles jaunes et culottes gris de fer, des grenadiers vêtus de bleu foncé avec des bandes et des parements rouges.
Puis c’étaient, au dehors, des chiens attelés à de petites charrettes qui grommelaient et trottinaient, trimballant dans des jattes de cuivre du lait trempé d’eau ; c’étaient les marchands de beignets, leur éventaire sur le nombril et leur poudrière à sucre dans la main, et une odeur de pain chaud s’exhalait de chez les geindres, le marché fleurait le réséda, mêlant sa senteur douce à l’âcre parfum du tan des mégissiers et à l’odeur lourde et fade du houblon qui bout. Çà et là encore, des caves qui béaient, rez terre, s’étoilaient des lueurs sanglantes d’un fumignon, éclairant de reflets rembranesques tous les types des sabbats, des visages à patine de cuivre, des mentons à retroussis, des nez en trompette ou en arceau, tout le sanhédrin des déesses vieillies qui attendent la fin du crépuscule pour aller cavalcader, dans les nuages, un manche à balai entre les deux cuisses.
Et comme indigné de ces hideurs enténébrées, le soleil lutina les ouïes et les queues des dauphins en relief sur les colonnes, blondit les chimères et autres attributs héraldiques des maisons, creusa d’un trou d’or rose le naseau d’un cheval, se galvauda dans la boue, fouilla les renfoncements des pierres, se coula le long des corniches, fila le long des arêtes, creva, enfin en une large ondée d’or sur les cariatides des balcons, invitant à son régal de lumière une troupe de faméliques qui se ventrouillaient au pied des statues d’Egmont et d’Hornes, se grattant le râble, crachant sur leurs bottes, culottant des pipes d’écume à l’huile, d’exécrables pipes rouges et tachetées de noir, songeant aux ineffables joies de Bruxelles, cette terre promise des bières fortes et des filles, ce Chanaan des priapées et des saouleries !
"Le Drageoir aux épices"