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JANVIER 1960
1 er janvier, vendredi
Qu'il me soit donné, cette année, de vivre en moi même, et non plus de divaguer ou d'être une autre, qu'il me soit donné d'être sage et de ne pas chercher l'impossible, juste la magie et l'étrangeté du monde où j'habite. Et qu'il me soit donné de m'intéresser au monde. *
3 janvier
Je suis en train de me détruire à force de cigarettes et de nourriture. Mon corps n'en peut plus. Crise d'hier. Asphyxie. C'est le prix à payer après avoir vendu ma vie au démon des rêves.
Hier, je me suis vraiment rendue compte que je flotte comme un fantôme. Je ne participe de rien. Je fuis la loi de la vie, ses lois, le destin personnel. Depuis mon enfance, j'ai toujours conservé en moi des choses magiques qui me parvenaient par l'action et la grâce du mystère.
Et aujourd'hui encore, la vie de quasiment toutes les femmes de mon âge me paraît absurde: aimer ou attendre l'amour, qui se cristallise dans un foyer, des enfants, etc. Ça va même au-delà, tout me paraît absurde: avoir un emploi, étudier, aller à des réunions. J'ai toujours su que j'étais désignée ou plutôt assignée à une vie exceptionnelle. Je ne sais pas comment je vais me sortir de tout ça, si j'arriverai à en réchapper ou s'il
ne vaudrait pas mieux me suicider tout de suite.
Sentiment de profonde torture lorsque je marche sur l'avenue Santa Fe entre le numéro 1200 et le 1800 où se promènent, et je ne comprends pas pourquoi, les plus belles femmes de Bs. As. Je les regarde, ou plutôt je ne les regarde pas, car lorsque je marche, je ne regarde rien, ni personne, je n'en ai donc que l'intuition, ou bien je les vois de quelque façon, et je sais alors combien me fascinent les beaux visages et comme je me sens coupable, mais sans bien me l'expliquer, d'être là avec mes vieux vêtements, mal fagotée, mal peignée, triste, asexuée, les bras chargés de livres, avec mon air tendu, douloureux, névrosé, sombre, et mes vêtements ambigus, mes chaussures poussiéreuses, au milieu de femmes fleurs, semblables à des lumières ou des anges. Voilà qui est dit: une femme doit être belle. Et il n'y a pas d'exception qui vaille, même si elle écrit comme Tostoï, Joyce et Homère ensemble.
Gabriela Mistral(1) et Maria NU.fiez del Prado(2) parcourant et revivant l'Amérique au travers de leur regret, de leur nostalgie maternelle. Toutes deux étaient laides, lesbiennes et volontaires. Éprises de la terre mère.
Si je me réveillais, je ferais sans doute ce que j'aurais fait si je ne m'étais pas vendue au démon des rêves: j'épouserais un commerçant juif, j'irais vivre dans une banlieue sinistre et quelconque, j'aurais un bon poste de télévision et un ou deux enfants. Je rêverais d'avoir une voiture et je me préoccuperais du bon transit intestinal de mes enfants. Mes distractions seraient le cinéma (américain et argentin) et les mariages.
C'est déjà quelque chose. Et c'est beaucoup plus réel que ma propre vie. Parfois, j'ai l'impression de comprendre pourquoi Rimbaud a abandonné la poésie. Mais je ne suis pas Rimbaud. Et le labeur poétique ne doit pas justifier ma mauvaise foi (ou ma maladie).
Je suffoque. J'ai peur d'être malade. Pourvu que je crève. *
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1- Gabriela Mistral (1889-1957) poète chilienne, prix Nobel de lit
térature en 1945.
2- Marfa Nuf\ez del Prado (La Paz, 1910-Lima 1995): sculptrice.
Tags : vie, janvier, femme, regarde, enfants
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