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    MARS 1959

    2 mars
    Je suis en train de lire pour la troisième fois Portrait de l'artiste en jeune homme de Joyce. J'aime la relecture.
    Quel livre délicat. Et je ressens dans mon propre sang tout le processus de Stephen. Sauf que Stephen est sain et pur. Il veut apprendre, et non s'exhiber comme moi.

    3 mars
    Me suis réveillée angoissée. La solitude a pris conscience et à présent elle fait mal. Je vais me présenter aux bourses du Fonda de las Artes. Mais je ne dois avoir aucun espoir.

    5 mars
    Comme si j'avais pris de la mescaline. Je veux aller en Europe. Et je veux y étudier. Le 11, je vais en Uruguay. Si je ne maigris pas, je n'irai pas voir Clara(1) ni Orestes. Quelle responsabilité que de devoir offrir à Clara un visage qui coïncide au mieux avec mes portraits, portraits avec lesquels je n'ai pourtant que peu, ou quasiment rien en commun. Sentiment d'intranquillité. Horriblement nerveuse. Pourquoi? Ah, E. me donne l'impression d'exister en me racontant ses aventures. Ce sont peut-être ses récits qui font que je suis toute remuée aujourd'hui. Pourquoi suis je si fausse, même dans la solitude, même au tréfonds de mon être?


    8 mars
    Je viens de terminer Une chambre à soi de V. Woolf. S. de Beauvoir s'en est beaucoup inspirée pour écrire son Deuxième Sexe. V. W. est tout simplement adorable. Mais elle est pour moi un peu vieillie, un peu siècle dernier. J'ai réfléchi aux Trois guinées et à Une chambre à soi. J'ai une chambre à moi, je n'ai pas de difficultés économiques pressantes, je suis libre d'aller et venir où bon me semble.
    Et pourtant, je suis l'être le moins libre qui soit.En fait j'exagère: la possibilité d'une expérience riche et ample m'est aujourd'hui interdite, comme elle l'a toujours été. Je ne peux pas aller sur le pont regarder les bateaux le soir etc etc. Mais mon manque de liberté est dû à mon non dépassement de la réalité. Rien n'est jamais objet de mon interprétation, ni de mon examen, à moins que je ne déclare que ça n'en vaut pas la peine. Mais une chose existe: assez des règles éthiques. Il faut y pénétrer (et revoilà une règle éthique).

    9 mars
    Lady Macbeth en train de se laver les mains ... dans Macbeth, il est surprenant de voir la façon dont tout le monde passe du désir à l'action. Une espèce d'attention particulière à la non frustration. Comme si tout ça était naturel, attendu, alors qu'en réalité, c'est le contraire qui devrait être naturel. D'ailleurs, si les sorcières avaient prédit des circonstances défavorables, M. n'aurait pas agi; il
    n'aurait pas voulu voir ces prédictions se concrétiser. Dans cette pièce, les sorcières sont horriblement séduisantes.Elles sont l'inconscient, la voix de l'enfant qui veut tout, tout de suite. La folie consiste à obéir à cette voix. Macbeth aurait dû se contenter de soupirer en
    s' aban
    donnant à la nostalgie, ou bien, de nos jours, il se serait fait psychanalyser.

    Alejandra Pizarnik

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     Clara Silva (1905-1976): poète uruguayenne.

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  • FEVRIER 1959

    2 février
    Je dors mal. Quelque chose me presse et me bloque àla fois. Envie de me lancer et de rester clouée. Curiosité et indifférence. J'ai craint la folie. En même temps, je suis rassurée - ou apaisée - pour ce qui est de ma santé mentale. J'ai pensé à l'amour. Espoir et désespoir. Superficiel et profond. Ange et démon. Génie et idiotie. Je ne peux pas mourir, je me disperse, je m'illusionne, je désespère. Je suis et je ne suis pas au monde. Je veux et je ne veux pas. J'ai longtemps pensé à l'écriture et je veux apprendre. Je pressens un langage à moi, un style qui n'a jamais existé, car il sera à moi. Tendre vers lui donc.Je veux écrire en prose. Aujourd'hui j'ai appelé O. Sa voix m'a troublée. Je ne veux pas m'analyser. Mon seul salut est de me mettre à penser, c'est-à-dire de m'intéresser à des objets concrets. Assez des absolus, Assez du néant.
    Je ne crois pas encore en ma mort. C'est pour ça que je suis une petite fille.
    Mon image du bonheur: me consacrer à l'étude, écrire. Et aimer. Je ne peux pas aimer. Je n'aime personne. Je le voudrais pourtant. Je veux aimer un homme. Je crois que ça ne sera pas possible, à cause de mon incapacité à aimer. 1 / Je ne vois pas les autres, je me réfléchis en eux, je puise mon image en eux. 2/ Je ne sens que moi-même, c'est-à-dire mon [rayé]. 3/ Aucun être ne me donne la mesure de ce que je cherche désespérément. Et quand je ressens ce mystère, c'est parce que cet être me nie (cas de O. lorsque je l'ai connu). Il y a d'autres raisons: mes complexes d'infériorité, l'idée que personne ne me prendra en charge par amour. C'est là une vision erronée. Il pourrait s'agir d'un amour mutuel dans lequel personne ne prend personne en charge, dans lequel on a simplement deux
    êtres qui s'aiment et se soutiennent l'un l'autre. Mais mon infantilisme, mon horrible quête de la figure parentale, mon désir de me réfugier dans l'autre et d'être aimée comme une petite fille malade reviennent toujours. Je suis, par ailleurs, un être tellement fictif que mon physique récuse tout désir de protection chez moi. Personne n'a une apparence aussi solide et robuste que la mienne. *

    8 février
    Une poésie qui dise l'indicible-un silence. Une page blanche.

    ll février
    Hier, j'ai écrit un poème. En ce moment, ma poésie est anémique. Je n'ai pas de puissance poétique, et si parfois quelques traces affleurent, je reste paralysée à cause de ma peur. Au fond, je veux écrire un roman. Je ne l'écris pas parce qu'avant, je veux lire beaucoup. Qu'est-ce que j'ai lu hier ? Deux poèmes de Neruda et une fable de La Fontaine. À ce rythme, j'écrirai mon roman à quatre-vingts ans.
    C'est incroyable comme on renonce inconsciemment à tout. Sans même m'en rendre compte, j'ai renoncé à la renommée, au mariage, aux voyages, à l'amitié. Ça ne veut pas dire que je les rejetterais, mais ils ne se présentent plus à ma conscience en tant que choses probables ou en tant qu' aspirations.
    On ne peut pas aimer dans la réalité. Il y a pourtant tellement d'amoureuses névrosées.
    21h30. Je suis morte de fatigue. J'ai dû chercher au moins cinq mille mots dans le dictionnaire. Pensé au roman. Je crains que ça ne soit qu'un prétexte à mon exhibitionnisme, et qu'au fond, il n'y ait là qu'un désir d'être reconnue et célébrée. Je n'en suis pas sûre. Mais je lutterai contre toute forme d'exhibitionnisme. Car, mon dieu ! je ne suis pas une jeune fille, je suis une incarnation de tous les péchés capitaux. *

    16 février
    Je ne vais pas me présenter à l'examen. Aujourd'hui, je suis sortie et à présent, je suis à nouveau anéantie. J'ai rencontré L. Tous ces gens ont des projets de livres, ou d'anthologies, ils évoluent en groupes, ils sont forts. Je pense à moi: je suis étudiante. Je ne veux pas agir avant de savoir ce que je veux. Et puis je veux être indifférente à tout cet exhibitionnisme littéraire.
    Je vais commencer le Quichotte.
    J'ai dit que j'étais anéantie: c'est vrai, je suis sortie et j'ai vu des filles magnifiques. Il n'y a aucune échappa toire. Une femme doit être belle. Et je suis laide. Ça me fait plus mal que je ne crois. C'est peut-être à cause de ça que je pense qu'on ne m'aimera jamais. Je me trompe? Non.

    17 février
    J'ai passé une mauvaise nuit. Hier, j'ai volé La Chartreuse de Parme à l'Institut de Littérature Française. Je l'ai fait -je ne sais pas bien pourquoi, mais ça m'a plu de le faire. Disons que c'est une façon de demander, puisque personne ne me donne rien: « en tonnes je vous arracherai ce que vous m'avez refusé en grammes » *1• Je n'éprouve pas la moindre culpabilité.
    J'ai décidé de m'enfermer et d'étudier, de travailler. Hier, à la bibliothèque, j'ai feuilleté la correspondance de Pound. D'abord, dit-il, il faut se procurer un instrument pour travailler. Je dois arrêter de lire les auteurs dont je peux me passer, ceux qui pour le moment ne m'aident pas.
    Hier, je n'ai rien fait. J'étais en enfer. Les autres sont mon enfer. Le plus grand.
    J'ai beaucoup grossi.Je ne dois plus m'angoisser avec ça. Il n'y a rien à faire. C'est un cercle vicieux. Pour ne pas manger, il faut que je sois contente. Et je ne peux pas être contente si je suis grosse. *

    19 février
    Hier, j'ai déchiré quasiment une centaine de mes poèmes et de mes proses. J'ai été sidérée par mon absence de qualité poétique, par mes cris, mon exaspération. Il faut tout recommencer. D'ailleurs, il reste deux cents poèmes que je vais sûrement déchirer.
    J'ai lu un conte de Brentano qui ne m'a guère impressionnée à cause de sa problématique: le bien et le mal. Une image m'a subjuguée: le jeune homme tue un oiseau et avec le sang de celui-ci, il écrit des chansons dans le livre sacré de l'esprit des eaux.
    J'ai également lu, et fort mal - en butant - des poèmes de Holderlin. Parfois, on dirait un oracle.
    J'ai commencé Cervantès: Don Quichotte. Lecture sans passion, froide, pour l'instant.
    Également une Histoire de la littérature allemande de H. Roh!. Assez stupide, il faut bien le dire.

    20 février
    Je me suis réveillée en meilleure forme.J'ai dormi en serrant mon oreiller toute la nuit.
    Je songe à aller en Europe. Envie et pas envie. J'aimerais bien y aller pour y voir de belles choses, ne serait-ce qu'un grand ciel pur. Ça ne serait pas juste que je meure en n'ayant éprouvé que de l'horreur, de la tristesse et de l'angoisse. Hier, j'ai écrit un poème qui ne m'a pas déplu.
    Je crois qu'il n'y a pas d'être moins névrosé que Don Quichotte. Il est équilibré, doux, comme un enfant. Chez lui tout est simplement inversé. Il serait névrosé, s'il hésitait à croire qu'il est bien devant des moulins à vent, ou d'autres choses. Et il serait encore plus névrosé si cette hésitation lui faisait peur. J'aime beaucoup l'épisode où il sort pour la première fois de chez lui, à l'aube, et qu'il découvre combien il est facile de passer du désir à l'action.

    Alejandra Pizarnik

    *1 Henri Michaux,« Contre», La nuit remue.

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  • 1 er janvier, vendredi

    Qu'il me soit donné, cette année, de vivre en moi même, et non plus de divaguer ou d'être une autre, qu'il me soit donné d'être sage et de ne pas chercher l'impossible, juste la magie et l'étrangeté du monde où j'habite. Et qu'il me soit donné de m'intéresser au monde. *

    3 janvier

    Je suis en train de me détruire à force de cigarettes et de nourriture. Mon corps n'en peut plus. Crise d'hier. Asphyxie. C'est le prix à payer après avoir vendu ma vie au démon des rêves.
    Hier, je me suis vraiment rendue compte que je flotte comme un fantôme. Je ne participe de rien. Je fuis la loi de la vie, ses lois, le destin personnel. Depuis mon enfance, j'ai toujours conservé en moi des choses magiques qui me parvenaient par l'action et la grâce du mystère.
    Et aujourd'hui encore, la vie de quasiment toutes les femmes de mon âge me paraît absurde: aimer ou attendre l'amour, qui se cristallise dans un foyer, des enfants, etc. Ça va même au-delà, tout me paraît absurde: avoir un emploi, étudier, aller à des réunions. J'ai toujours su que j'étais désignée ou plutôt assignée à une vie exceptionnelle. Je ne sais pas comment je vais me sortir de tout ça, si j'arriverai à en réchapper ou s'il
    ne vaudrait pas mieux me suicider tout de suite.
    Sentiment de profonde torture lorsque je marche sur l'avenue Santa Fe entre le numéro 1200 et le 1800 où se promènent, et je ne comprends pas pourquoi, les plus belles femmes de Bs. As. Je les regarde, ou plutôt je ne les regarde pas, car lorsque je marche, je ne regarde rien, ni personne, je n'en ai donc que l'intuition, ou bien je les vois de quelque façon, et je sais alors combien me fascinent les beaux visages et comme je me sens coupable, mais sans bien me l'expliquer, d'être là avec mes vieux vêtements, mal fagotée, mal peignée, triste, asexuée, les bras chargés de livres, avec mon air tendu, douloureux, névrosé, sombre, et mes vêtements ambigus, mes chaussures poussiéreuses, au milieu de femmes fleurs, semblables à des lumières ou des anges. Voilà qui est dit: une femme doit être belle. Et il n'y a pas d'exception qui vaille, même si elle écrit comme Tostoï, Joyce et Homère ensemble.
    Gabriela Mistral(1) et Maria NU.fiez del Prado(2) parcourant et revivant l'Amérique au travers de leur regret, de leur nostalgie maternelle. Toutes deux étaient laides, lesbiennes et volontaires. Éprises de la terre mère.
    Si je me réveillais, je ferais sans doute ce que j'aurais fait si je ne m'étais pas vendue au démon des rêves: j'épouserais un commerçant juif, j'irais vivre dans une banlieue sinistre et quelconque, j'aurais un bon poste de télévision et un ou deux enfants. Je rêverais d'avoir une voiture et je me préoccuperais du bon transit intestinal de mes enfants. Mes distractions seraient le cinéma (américain et argentin) et les mariages.
    C'est déjà quelque chose. Et c'est beaucoup plus réel que ma propre vie. Parfois, j'ai l'impression de comprendre pourquoi Rimbaud a abandonné la poésie. Mais je ne suis pas Rimbaud. Et le labeur poétique ne doit pas justifier ma mauvaise foi (ou ma maladie).
    Je suffoque. J'ai peur d'être malade. Pourvu que je crève. *
    _____________

    1- Gabriela Mistral (1889-1957) poète chilienne, prix Nobel de lit
    térature en 1945.
    2- Marfa Nuf\ez del Prado (La Paz, 1910-Lima 1995): sculptrice.

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    Lundi, 28 décembre


    J'ai relu mes poèmes des années 56 et 57. J'ai considérablement progressé. J'ai été surprise par la quantité d'images maniérées et faciles. Mais je suis contente de les reconnaître comme telles à présent, et de pouvoir les considérer avec émotion et amusement. Non obstant* le mystère de mon labeur reste secret: j'écris des poèmes quand ça, quelque chose ou quelqu'un, veut. C'était déjà ainsi à dix-sept ans et ça continue.
    Le danger de ma poésie est une tendance à la dissection des mots: je les fixe à l'intérieur du poème presque en les vissant. Chaque mot se pétrifie. Cela est dû, en partie, à ma crainte de tomber dans la plainte tragique. Mais aussi à la crainte que suscitent les mots en moi. Je n'ai pas confiance non plus en ma capacité de créer une architecture poétique. D'où la brièveté de mes poèmes.


    31 décembre


    J'irai à Paris. Je m'en sortirai. Tristesse récente. Je n'avais personne à qui communiquer ma joie de partir. L'angoisse à présent. Rien que l'abandonnée à présent.
    J'aimerais être avec Olga et Elenita. J'aimerais que quelques personnes passent, j'aimerais boire du vin et être gaie.
    Je ne suis pas une adolescente, je suis une enfant. À mon âge, je suis une enfant. Une enfant qui a peur de jouer. Une enfant sans l'innocence des enfants. Ou bien peut-être suis-je une petite vieille ramollie. (Je préfère ça ). *

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    25 décembre, vendredi


    J'ai dormi onze heures. Le voyage à Paris semble de plus en plus plausible : On veut que je m'en sorte.
    S'en sortir, dans mon cas, veut dire sortir des rêveries. Aimer la terre, la reconnaître et me reconnaître.
    Je repense à la journée d'hier, à quel point je suis mala.de, à la façon dont je n'arrive pas à me comporter ou à me contenir, à être moi. J'ai marché toute la matinée, ou plutôt mon corps marchait, j'étais loin, au pays de l'enfance, et je vivais des aventures heureuses, et puis à midi, je suis rentrée à la maison et j'ai dû affronter ma chambre silencieuse, pleine de livres, de feuilles volantes, avec des poèmes en attente d'être corrigés, j'ai essayé de m'asseoir et de me mettre à lire, mais je n'ai pas pu. Finalement, je me suis assise par terre et j'ai lu le Le pèse-nerfs d'Artaud, acheté hier, tout en sachant que je ne devais pas le faire. J'ai lu pendant plusieurs heures, dans un silence inexprimable: s'il y a
    quelqu'un qui peut ou qui est susceptible de comprendre Artaud, c'est bien moi. Tout son combat avec le silence, avec ce sentiment d'abîme absolu, de vide, avec son corps aliéné, comment ne pas l'associer à mon propre combat? Mais il y a une différence entre nous: Artaud luttait corps à corps avec son silence. Moi pas: je le supporte docilement, en dehors de quelques accès de colère et d'impuissance. En fin de compte, j'ai jeté ce livre qui me brûlait, j'ai fait un poème plein de cris, je suis partie dans la cuisine et me suis plongée dans des revues de cinéma idiotes ou des romans-feuilletons, et puis j'ai commencé à manger sans faim.Ensuite Nelly B. est passée. Je me suis sentie tellement coupable de la recevoir après avoir mangé autant et lu de telles bêtises que ça m'a rendue malade et que j'ai vomi. *

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