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LA QUETE DU BONHEUR (13) - Hannah Arendt
Au xviiième siècle, nous l’avons vu, le terme était relativement familier et, en l’absence d’un adjectif qui le qualifie, chacune des générations suivantes eut toute liberté de lui prêter le sens qui lui convenait. Et pourtant, on courait le danger de confondre bonheur public et bien-être privé, encore que l’on puisse supposer que les délégués à l’Assemblée s’en tenaient à la conviction de la plupart des «publicistes coloniaux qui croyaient qu'il y a un lien irréfragable entre vertu publique et bonheur public” et que la liberté [est] l’essence du bonheur(1)». Car Jefferson, comme tous les autres, à l’exception peut-être de John Adams, n’avait aucune conscience de la contradiction flagrante entre l’idée neuve et révolutionnaire de bonheur public et les notions conventionnelles de bon gouvernement qui, à l’époque déjà, paraissaient «rebattues» (John Adams) ou ne représenter rien d’autre que «le sens commun du sujet» (Jefferson) ; selon ces conventions, les «participants au gouvernement des affaires» n’étaient pas censés être heureux, mais oeuvrer sous le poids d’un fardeau, le bonheur n’avait pas de place dans la sphère publique, que le xvème siècle identifiait au domaine du gouvernement, et le gouvernement était considéré comme un moyen de promouvoir le bonheur de la société, le «seul objet légitime d’un bon gouvernement(2)», de sorte que l’on ne pouvait attribuer l’éventuel bonheur qu’éprouveraient les «participants» qu’à une «passion immodérée pour le pouvoir», et que le désir de participation, du côté des gouvernés, ne pouvait se justifier que par la nécessité de freiner et de contrôler ces tendances «injustifiables» de la nature humaine(3). Le bonheur, Jefferson y insistait lui aussi, est extérieur à l’espace public, il existe «dans le giron affectueux de ma famille, dans la compagnie de mes voisins et de mes livres, dans la saine occupation que me procurent mes fermes et mes affaires(4)», bref dans l’intimité d’un foyer sur la vie duquel le public n’a aucun droit.
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1. Clinton Rossiter, The First American Révolution [version revue de la première partie de Seedtime of the Republic publiée en 1953], New York, Harcourt Brace, 1956, p.229-230.
2. Selon Vernon L. Parrington [1871-1929], le «principe fondamental de la philosophie politique» de Jefferson était que «le premier objet d’un bon gouvernement et le seul légitime est de prendre soin de la vie et du bonheur humains, non de les détruire» (Main Currents in American Thought, New York, Harcourt Brace, vol. 1, 1954, p. 354).
3. Pour reprendre les termes de John Dickinson. D’une façon générale et sur le plan théorique, les hommes de la Révolution américaine étaient unanimes sur ce point. Ainsi, John Adams soutenait que «le bonheur de la société est le but du gouvernement de même que le bonheur individuel est le but de l’homme» («Thoughts on Government», Works, 1851, vol. IV, p. 193), et tous auraient approuvé la célèbre formule de Madison : «Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si des anges gouvernaient les hommes, aucun contrôle, externe ou interne, n’aurait besoin d’être exercé sur le gouvernement» (The Federalist, n° 51).
4. Dans une lettre à Madison, 9 juin 1793, The Life and Selected Writings, op. cit., p. 523.A suivre
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