• Albine, aussi étrange que cela puisse paraître, aimait passionnément son mari dont elle faisait pourtant seulement connaissance. Il était naturel qu’elle trouvât dans la réalité du mariage bien des choses moins poétiques qu’elle n’avait supposé. Mais en revanche, parce que c’était un homme bien réel et bien vivant, elle trouva en lui bien des choses simples et bonnes qu’elle n’aurait pas imaginées. Les amis d’Albine lui avaient bien parlé de sa bravoure pendant la guerre et de sa vaillance lorsqu’il eut perdu la liberté et la fortune. Elle se l’était toujours figuré comme vivant sa vie hautaine de héros. Mais, en réalité, malgré sa force physique extraordinaire et sa bravoure, il ne lui était apparu que comme un simple et bon agneau, un homme tranquille avec un sourire d’enfant sur une bouche vermeille, le visage encadré de cette barbe blonde qui avait déjà séduit Albine à Rojanka. Il était toujours le même et seule une courte pipe qui ne s’éteignait jamais était nouvelle pour la jeune femme et la gêna beaucoup, surtout au moment de sa grossesse.

     

    Quant à Migourski, maintenant seulement il connaissait Albine et pour la première fois la femme se révélait à lui. Car il ne pouvait juger d’après celles  qu’il avait connues avant son mariage. Ce qu’il avait découvert en elle, comme dans les femmes en général, l’avait étonné et l’aurait pu désenchanter s’il n’avait pas trouvé en lui un sentiment de tendresse et de — reconnaissance. Pour Albine, comme pour la femme en général, il avait un sentiment de condescendance un peu ironique, mais pour la personnalité d’Albine il ressentait non seulement un amour très tendre, mais une sorte de ravissement et la conscience d’une dette de reconnaissance pour le sacrifice fait qui lui donnait un bonheur immérité, disait-il.

    Ainsi l’amour les rendait heureux. Vivant l’un pour l’autre, ils éprouvaient, parmi les étrangers, le sentiment qu’éprouvent deux êtres égarés en plein hiver et qui naturellement se réchauffent.

    Léon Tolstoï "Histoire d’un pauvre homme"

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  • Mais si l’homme, comme dans notre société, ne tend que vers l’amour corporel, le revêtît-il des prétextes, de la forme fausse du mariage, il n’aura que la débauche permise, il ne connaîtra que la même vie immorale où j’ai succombé et fait succomber ma femme, vie qui s’appelle chez nous la vie honnête de la famille. Songez quel pervertissement d’idées doit naître quand la situation la plus heureuse de l’homme, la liberté, la chasteté est regardée comme une chose misérable et ridicule. Le plus haut idéal, la meilleure situation de la femme, être pure, être une vestale, une vierge, provoquera peur et la risée dans notre société. Combien et combien de jeunes filles sacrifient leur pureté à ce Moloch de l’opinion, en se mariant avec des canailles pour ne pas  demeurer vierges, c’est-à-dire supérieures ? De peur de se trouver dans cet état idéal, elles se perdent. (*)

    Mais je ne comprenais pas, jadis, je ne comprenais pas que les paroles de l’Évangile : « que celui qui regarde la femme avec volupté commet déjà l’adultère avec elle, » ne se rapportent pas aux femmes d’autrui, mais notamment et surtout à notre femme. Je ne comprenais pas, et je pensais que cette Lune de Miel, et tous mes actes durant cette période étaient vertueux, que satisfaire ses désirs avec sa femme est une chose éminemment chaste. Comprenez donc, ce départ, ces isolements, que les jeunes mariés arrangent avec la permission des parents, je crois que ce n’est autre chose, décidément, que la permission de faire la noce.

    Je ne voyais donc en cela rien de mauvais ni de honteux, et, en espérant de grandes joies, je commençais de vivre la Lune de Miel. Et bien certainement il n’en résulta rien ! Mais j’y avais foi, je la voulus coûte que coûte. Plus je m’efforçais, moins j’  aboutissais. Tout ce temps je me sentis anxieux, honteux et ennuyé. Bientôt, je commençais à en souffrir. Je crois que le troisième ou le quatrième jour, je trouvai ma femme triste et lui en demandai la raison. Je me mis à l’embrasser, ce qui à mon avis était tout ce qu’elle pouvait désirer. Elle m’écarta de la main et se mit à pleurer.

    De quoi ? Elle ne put me le dire. Elle était chagrine, angoissée. Probablement ses nerfs torturés lui avaient suggéré la vérité sur l’ignominie de nos relations, mais elle ne trouvait pas les termes pour le dire. Je me mis à la questionner ; elle répondit qu’elle avait le regret de sa mère absente. Il m’apparut qu’elle ne disait pas vrai. Je cherchai à la consoler en gardant le silence sur ses parents. Je ne concevais pas qu’elle se sentait tout simplement accablée et que les parents n’y étaient pour rien. Elle ne m’écoutait pas ; et je l’accusai de caprice. Je me mis à la railler doucement. Elle sécha ses larmes et me reprocha, en termes durs et blessants, mon égoïsme et ma cruauté.  

    Je la regardai. Toute sa figure exprimait la haine, et cette haine était contre moi. Je ne puis vous exprimer l’effroi que j’éprouvai à cette vue. « Comment ! Quoi ! pensais-je. L’amour, c’est l’unité des âmes, et la voilà qui me hait ! moi ? Pourquoi ! Mais c’est impossible ! Ce n’est plus elle. »

    Je tâchai de la calmer. Je me heurtai à une inébranlable et froide hostilité, tellement que, sans avoir le temps de réfléchir, je fus pris d’une vive irritation. Nous échangeâmes des propos désagréables… L’impression de cette première brouille fut terrible. J’appelle cela brouille — mais le terme est inexact. C’était la découverte soudaine de l’abîme qui s’était creusé entre nous. L’amour était épuisé avec la satisfaction de la sensualité. Nous restâmes l’un en face de l’autre sous notre vrai jour, comme deux égoïstes qui cherchent à se procurer le plus de jouissances, comme deux individus qui cherchent à s’exploiter mutuellement.

    "La Sonate à Kreutzer" L. Tolstoï

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  • Sur l'écran, un gros et un maigre. Un vrai couple. Un vrai couple, c'est quand l'ensemble est plus résistant que chacun de ceux qui les composent.  En fait, ils sont trois: il y a le monde, puis le gros et enfin le maigre. Le monde fait souffrir le gros qui à son tour fait souffrir le maigre. La vie ressemble à un film de Laurel et Hardy. Une chaîne de douleurs reçues et puis transmises.

    C. Bobin *

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  •  

    J’ai contemplé un magnifique coucher de soleil. Parmi les nuages amoncelés, çà et là paraissait la lumière, et là… comme un charbon rouge, de forme irrégulière, le soleil, tout cela au-dessus de la forêt : je me sentis joyeux et j’ai pensé : Non, ce monde n’est pas un mirage, ce n’est pas un simple lieu d’épreuves et de passage à un monde meilleur, éternel. C’est un des mondes éternels qui est beau, joyeux, et que non seulement nous pouvons, mais devons faire plus beau et plus joyeux pour ceux qui vivent avec nous et pour tous ceux qui, après nous, vivront.

    "Pensées détachées du journal"  Léon Tolstoï *

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  • C'était un jeune homme de dix-huit ans tout au plus, petit de taille, maigre de corps, sauvage d'aspect. Ses longs cheveux noirs tombaient de son front jusqu'au-dessous de ses yeux, qu'ils voilaient quand il ne les écartait pas de la main, et, à travers le voile de ses cheveux, son regard brillait fixe et fauve, comme le regard d'un homme dont les facultés mentales ne doivent pas toujours demeurer dans un parfait équilibre.

    Ce jeune homme, ce n'était ni un poète, ni un peintre, ni un musicien: c'était un composé de tout cela; c'était la peinture, la musique et la poésie réunies; c'était un tout bizarre, fantasque, bon et mauvais, brave et timide, actif et paresseux : ce jeune homme, enfin, c'était Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann.

    Il était né par une rigoureuse nuit d'hiver, en 1776, tandis que le vent sifflait, tandis que la neige tombait, tandis que tout ce qui n'est pas riche souffrait: il était né à Koenigsberg, au fond de la Vieille-Prusse ; né si faible, si grêle, si pauvrement bâti, que l'exiguïté de sa personne fit croire à tout le monde qu'il était bien plus pressant de lui commander une tombe que de lui acheter un berceau; il était né la même année où Schiller, écrivant son drame des Brigands, signait Schiller, esclave de Klopstock ; né au milieu d'une de ces vieilles familles bourgeoises comme nous en avions en France du temps de la Fronde, comme il y en a encore en Allemagne, mais comme il n'y en aura bientôt plus nulle part ; né d'une mère au tempérament maladif, mais d'une résignation profonde, ce qui donnait à toute sa personne souffrante l'aspect d'une adorable mélancolie ; né d'un père à la démarche et à l'esprit sévères, car ce père était conseiller criminel et commissaire de justice près le tribunal supérieur provincial. Autour de cette mère et de ce père, il y avait des oncles juges, des oncles baillis, des oncles bourgmestres, des tantes jeunes encore, belles encore, coquettes encore; oncles et tantes, tous musiciens, tous artistes, tous pleins de sève, tous allègres. Hoffmann disait les avoir vus ; il se les rappelait exécutant autour de lui, enfant de six, de huit, de dix ans, des concerts étranges où chacun jouait d'un de ces vieux instruments dont on ne sait même plus les noms aujourd'hui: tympanons, rebecs, cithares, cistres, violes d'amour, violes de gambe. Il est vrai que personne autre qu'Hoffmann n'avait jamais vu ces oncles musiciens, ces tantes musiciennes, et qu'oncles et tantes s'étaient retirés les uns après les autres comme des spectres, après avoir éteint, en se retirant, la lumière qui brûlait sur leurs pupitres.

    A.Dumas

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