• LE MAL (4)

     

    La personne se forme au cours de ses conflits avec le mal qui existe en elle-même et autour d’elle. C’est un des paradoxes de la personne que la conscience de la personne suppose l’existence du mal et du péché. L’insensibilité pour le mal, le péché, la faute va de pair avec l’insensibilité pour la personne, avec sa dissolution dans le général, le social et le cosmique. Le lien qui existe, d’une part, entre le mal et la personne, d’autre part entre le péché et la faute, a pour effet la personnification du mal, la représentation d’une personne comme l’incarnation universelle du mal. Mais cette personnification du mal a, d’autre part, pour effet l’affaiblissement de la faute et de la responsabilité personnelles. C’est ce qui fait la complexité du problème qui se pose également à propos des rapports entre toute personne particulière et le mal. Nul homme, pris à part, ne peut être une incarnation et une personnification du mal. Chacun n’est porteur que d’une parcelle du mal, ce qui fait qu’il est impossible de porter un jugement définitif sur qui que ce soit, et c’est ce qui pose des limites au principe du châtiment. Un homme peut bien commettre un crime, mais l’homme, en tant que personne complète, ne peut être un criminel, et on ne doit pas le traiter comme une incarnation du crime : il reste une personne, il porte en lui l’image de Dieu. Et la personne qui a commis un crime n’appartient pas tout entière à l’État et à la société. La personne est un citoyen du royaume de Dieu, et non de celui de César, et les jugements et condamnations dont elle est l’objet de la part de l’État ou de la société ne peuvent être que partiels, ne sont jamais définitifs. C’est pourquoi le personnalisme se prononce énergiquement et d’une façon radicale contre la peine de mort. La personne humaine ne peut être socialisée, car la socialisation est toujours partielle et ne s’étend jamais aux couches profondes de la personne, à sa conscience, à ses rapports avec les sources mêmes de la vie. La socialisation qui s’étend aux couches profondes de l’existence, aux sources mêmes de la vie signifie le triomphe du on (Das Man), du quotidien social, le pouvoir tyrannique du moyen et du général sur l’individuel et le personnel. C’est pourquoi le principe de la personne doit être mis à la base d’une organisation sociale qui n’entraîne aucune socialisation pour l’existence intérieure de l’homme. La personne doit être envisagée autrement que sous l’aspect d’un moyen au service du « bien commun ». Le bien commun a en effet servi à justifier beaucoup de formes de tyrannie et d’esclavage. Être au service du bien commun, c’est-à-dire de quelque chose qui n’a pas une existence propre, n’exprime que d’une façon abrégée, abstraite, impuissante le devoir d’être au service du bien du prochain, de tout être concret. C’est, dans le monde objectivé, placer l’homme sous le signe d’un nombre mathématique.

    Nicolas BERDIAEV, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, 1946. *

     

    « Meryl StreepAlfred Schnittke - Declaration of Love »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :