• Les yeux des hommes

    Ce n'est pas qu'il y ait deux monde, celui des riches et celui des pauvres. C'est bien plus fort que ça: il n'y a qu'un seul monde, celui des riches et, à côté ou en arrière, le bloc informe de ses déchets. Je me souviens du jour où mon père m'a emmenée dans une belle avenue de Nice. Il cherchait un cadeau pour l'anniversaire de ma mère. Je suis entrée avec lui dans une bijouterie. Mon visage était sale, j'avais roulé dans la poussière avec les autres enfants toute la matinée. Mon père n'était pas rasé, des taches de cambouis étoilaient son pantalon. Je n'oublierai jamais le regard de la vendeuse sur mon père. L'expérience de l'humiliation est comme celle de l'amour, inoubliable. Je ne sais pas ce qu'est l'âme. Je sais très précisément dans quelle partie du corps elle s'évapore, jusqu'à s'anéantir: un minuscule point sombre dans la prunelle des yeux - le mépris.  Le pire, c'était l'étincelle revenue dans le regard de la vendeuse, le visage qui s'ouvrait devant la liasse de billets que mon père sortait de sa poche. Les yeux des hommes sont plus changeants que les yeux des loups. Ce qu'on y voit est beaucoup plus terrible.

    "La folle allure"  Christian Bobin *

     

    « Tycho - "Hours" Glenn Gould - Scriabin - Sonata n. 3 op. 23 in Fa diesis minore »
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