• Lettre n° 1

    [Postée depuis Villa Gesell le 13 février, probablement en 1955]

    Très cher León Ostrov,
                 Je suis à la fois ébahie et émerveillée d’être toujours en vie. J’aurais préféré attendre quelques jours avant de vous écrire une lettre magnifique et – dans la mesure du possible – pleine de poésie. Mais là tout de suite je veux juste pleurer et que vous me demandiez pourquoi. En vérité ici je suis morte de peur. Je ne sais pas si cela vient de mon immense capacité à avoir peur ou si la réalité est véritablement constituée d’éléments qui la justifient. Nous ne nous trouvons pas au village mais plutôt dans une contrée désolée où il n’y a que des sons, des bruits informes qui imitent tout ce qu’imagine la peur. Est-ce qu’ils peuvent nous violer pendant la nuit ? Il y a des branches prêtes à imiter des bruits de pas à la perfection. (À condition bien sûr qu’il s’agisse vraiment de branches.) Ce lieu est excessivement solitaire et la nuit c’est une chose atroce qui me rend muette de terreur. Et toujours la voix de la mer, une voix déchirante. Tandis que j’écris, j’observe des milliers de fourmis qui marchent à mes pieds. Certaines m’escaladent. J’ai la nausée à en mourir. À vrai dire, je sourirai bientôt à nouveau, peut-être, de mon état actuel. (Là il y a une mouche verte qui s’abreuve sur mon front.) Mais à présent je suis en pleine détresse, très angoissée. Bien que je sois extrêmement surprise de ne pas être intéressée par l’aspect aventureux de la chose. Cette nuit j’ai cru me trouver dans ma chambre, j’ai beaucoup souffert en me réveillant. En plus, ma colonne vertébrale s’est mise à me faire souffrir, peut-être parce que je dors à même le sol, je ne sais pas… Hier je me suis dit que je devais rentrer (je crois qu’il n’y a pas de billets avant la fin du mois). Je pourrais très bien voyager debout, j’ai besoin de retrouver ma chambre, loin de cette nature monstrueuse. J’ai vu les dunes. On dirait les monstres d’une planète inconnue.
    « Ne me dites plus rien : pour vous j’ai tout perdu » (Le Cid)
                 Je me sens tellement mal que plus rien ne m’intéresse. Je crois que je vais m’en aller. Est-ce qu’il est possible que les autres filles aient moins peur que moi ? En fait elles sont aussi effrayées mais pas comme moi… À quoi bon ? Et si on me viole, si on m’assassine (cela me semble à la fois probable et impossible). Je regrette de me trouver ici, je le regrette vraiment beaucoup. S’il m’arrive quelque chose et que je ne peux plus jamais revenir, j’aimerais que vous demandiez mes poèmes à ma mère. (Ils se trouvent très exactement dans la bibliothèque, sous clé.) Hier j’ai pensé à vous mais je n’ai pas pu déterminer si vous préféreriez que je reste ici et que je lutte contre la peur ou que je m’en aille. Pendant le voyage j’ai aussi pensé à vous, mais j’étais euphorique et tout allait bien. Je me souviens avoir beaucoup pensé à Kafka, parce que le dimanche précédant mon départ j’ai terminé de lire un livre que j’avais commencé il y a des mois, Lettres à Milena. Lors de ce voyage, impressionnée par cette lecture, je me suis dit que la différence entre Kafka et moi c’est qu’il avait une extraordinaire liberté de pensée et une atroce inhibition pour agir alors que pour moi c’est exactement l’inverse. En tout cas il m’a fait forte impression, particulièrement lorsqu’il écrit des phrases comme : « Évidemment il est blasphématoire de bâtir ainsi sur un être » (Gregor Samsa vient de passer par là, déjà métamorphosé).
                 Oh, désolée de cette monotonie ! Désolée de cette lettre horrible ! Désolée de vous avoir rencontré ! Et désolée d’être née ! Tout va finir par rentrer dans l’ordre (du moment que mes douleurs passent, j’arrive à peine à vous écrire) mais de toute façon les choses ne changeront pas.
                 (J’ai interrompu la rédaction de cette lettre et je reviens à présent un peu plus apaisée.) Je crois qu’il serait vraiment lâche de rentrer. Mais en même temps ce voyage est une imprudence gratuite. Je n’arriverai vraiment à me calmer que si je parviens à lire les livres que j’ai apportés. Mais la littérature est très loin. (J’ai deux fourmis dans la main. Cette nature est l’œuvre d’un démon aigri. Mais vous êtes intervenu et elles sont parties sans raison.) Il y a un vent atroce, un vent qui consume mes désirs, impossible de réfléchir ou de penser à quoi que ce soit, il a fermé les portes de mon être et seule subsiste une sensation anxieuse et méfiante. Vous pensez que ce vent pourrait être un mauvais présage ? Vous allez peut-être me dire que vous m’avez oubliée et que je n’ai d’autre choix que de rester ici, rongée par les insectes engendrés par ma faute. Ils cherchent peut-être une sorte de rédemption à travers ma peur. Et si cette lettre était notre dernier échange ? Je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de cette terre étrangère, agressive, j’ai peur du vent (moi qui ai dit « Il faut sauver le vent ». Je dis à présent « Il faut me sauver du vent »), j’ai peur des arbres sauvages, nés pour un oui ou pour un non et pour rien. Je comprends à présent qu’il est impossible de revenir à l’ère où l’on faisait du feu avec du bois et des pierres (comme nous) parce que la nature est sûrement offensée par notre fuite et tous ceux qui reviennent à elle deviennent l’objet de sa haine causée par la détresse dans laquelle nous l’avons abandonnée. Cela fait des siècles que j’ai quitté Buenos Aires, et cela fait des siècles que je ne vous ai vu. Cela m’inflige une douleur au cœur. Vous ne pouvez pas faire quelque chose pour calmer ce vent ? Pourquoi ne dites-vous pas aux arbres que je suis innocente ? Et à la mer de ne pas gronder ? Et à la nuit de ne pas comploter contre ma peur ? Je ne doute pas de votre bonté et je suis sûre que vous ferez tout ce que je vous demande. Je ne peux malheureusement pas vous payer autrement qu’avec ma peur, avec mon hypocrisie… Et si cela vous intéresse, avec mon adhésion la plus totale. Je suis sur une autre planète et rien en elle ne me séduit. *

    Vôtre, Alejandra Mardi 9 h

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