-
LUNDI 9 JANVIER 1956
Il y aurait un roman à écrire sur ce modèle. Mais on ne peut faire le roman d’un modèle, moi, au moins, je n’en suis pas là. Je n’ai pas le temps, en ce moment, de poursuivre ma description. Outre les fastidieuses besognes telles qu’articles, leçons, études d’économie, j’ai mon roman en train. Lui seul me passionne. Lui seul mérite maintenant que je lui sacrifie ma liberté. Il est ma tendre obsession. Tendre, compliquée, chère et douloureuse obsession. Mes notes commencent à prendre la tournure d’un agréable et épais fatras. Comme la vie grouille ! Le chaos. Le monde avant la création. Ma première partie est pour le moment la plus nettement dessinée, la seconde celle qui me passionne le plus, la troisième, la plus floue et la plus maigre, mais riche d’inconnu. Seulement, voyez comme le monde est cruel : il faut que j’étudie la politique agricole française. Et le plus grave, c’est que cette obligation double le prix que j’attache à ce que j’écris, quand, le matin, ou le soir, je me dis : Assez travaillé, passons maintenant aux choses sérieuses, et que j’écris. Que la Liberté soit fille de la Nécessité, voilà une chose dont je ne cesserai jamais de me plaindre. – Les curieux hasards qui sont les signes du romancier : après ma nouvelle du chien sur la plage (le jeune homme sur la grève), rencontre, en Hollande à Momberg, de l’énorme et terrifiant chien noir. Or je voulais reprendre l’idée du chien dans mon roman. Jeudi dernier, après avoir reconnu la nécessité de me documenter sur Londres où une partie de mon roman doit se passer, je vais au cinéma le soir, voir un film de René Clair. Avant le film, documentaire sur Londres. Plus fort encore : hier soir, je dîne avec J. L. M. Au moment où j’ai quitté mon travail pour aller le rejoindre, j’en étais à commencer l’étude d’un personnage secondaire nommé Stephan, que je voyais à peine encore. Je laisse là mes notes, sur le mot : Stephan, suivi d’un blanc. Au restaurant où nous allons (tout à fait curieux d’ailleurs), L’Olympe, on nous place à une table à côté de laquelle une autre table est réservée : dans un verre un papier est glissé : Réservé pour M. Stéphane, 22 h 30. A 22 h 30, un jeune homme brun, aux yeux comme ceux des statues de pierre, l’air fat, impénétrable et serein, s’avance. Et je découvre que c’est exactement le Stephan que je pressentais. J’ai pris des notes sur lui, évidemment. *
Journal - Jean-René Huguenin
Tags : Chargement en cours...
-
Commentaires