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    A l’âge où les jeunes gens font leur entrée dans le monde, moi j’ai fait mon entrée dans la solitude. Et par la solitude j’ai découvert la misère de l’homme. De l’homme sans Dieu, bien sûr ; mais, pour qui ne croit pas vraiment, tous les hommes sont des hommes sans Dieu. Je souffre en ce moment d’une lourde détresse sanglotante, faite de toutes les angoisses que je connais et redoute, de cette soirée inquiétante avec J.L. M. où l’homme au chapeau mou, au sourire figé, bizarre, passait et repassait comme l’image même de la mort, de cette autre soirée, hier, avec M.-H. si décevante, si pauvre, si légère, si pleine d’une fragile et féminine bonne volonté – de ce travail abrutissant de l’examen aussi.
    Tristesse et tendresse. La source de la tendresse est peut-être dans une tristesse cachée, on ne peut pas aimer vraiment sans connaître, accepter la misère, parce que l’amour est cela justement qui lutte contre la misère, contre l’ennui, contre le désespoir. Au début de l’amour véritable, il y a toujours l’échange de deux détresses, de deux grandes et angoissantes solitudes (c’est là le caractère de Nils).
    Les grandes âmes se tournent vers Dieu à force de mourir. De mourir et de renaître, et de mourir encore. Elles savent bien vite qu’elles ne pourront plus supporter ces morts toujours renaissantes, qu’elles ne pourront plus mourir seules une fois de plus. L’amour de Dieu vient de l’expérience de la mort, cette mort intérieure pour la rémission de nos propres péchés, cette souffrance, ce déchirement désespéré – oui, ce qui nous porte à Dieu n’est pas seulement une bouffée de vie surnaturelle, une grande plénitude, c’est aussi, c’est surtout la connaissance de notre misère, cette tristesse tendre, cet effroi devant la vanité du monde, cette inaptitude à la mort.
    A part l’influence de l’éducation, des rites familiaux, qui explique pourquoi tant de gens médiocres et pauvres croient – ou plutôt croient qu’ils croient –, la foi véritable a cette même naturelle simplicité que l’amour, que le refus de la mort.

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  • Il y a toujours, au fond d’une grande âme, la tentation du désespoir.
    – Je m’avance dans la vie intérieure comme un nageur dans une mer dangereuse ; je sens que, parfois, je touche du pied une algue, un récif inconnu qui m’épouvante… ou m’exalte. Le mépris de la vie, par exemple, dans lequel je m’aventure plus profondément tout en étant encore, je crois, à la surface. Le courage ; la solitude…
    Maison hantée, portes entrouvertes où le vent se glisse en grinçant, souffles caressants, bizarres, venus on ne sait d’où, flammèche rougeoyante, chancelante et indestructible au fond d’une chambre inexplorée, couloir étroit et jaune, flanqué de portes sans fin, donnant sur d’épouvantables mystères, salons chauds et perfidement doux, aux fauteuils disposés pour vous accueillir, la tasse de café empoisonné fumante encore, posée sur une table au napperon blanc brodé par une main invisible, gémissements à peine entendus, plaintes secrètes, crépitement d’une mer indiscernable, mais sonore et présente, roulant sa masse confuse sous des fenêtres qu’on ne perçoit pas, quelque part, en bas dans la nuit, son souffle liquide mêlé au grincement d’une planche, au-dessus, dans un grenier entr’aperçu.
    Ame criblée de chemins vierges. *

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  • Amertume à la bouche mauvaise. Haine de soi ; volupté d’être l’artisan de son propre désarroi. Mais j’en ai marre des gens ! Depuis longtemps, ils m’agacent, de plus en plus fort, irritants comme les mouches au coin des yeux, du pus des yeux. Ce soir, je sens que je les hais. Mauvaise action. Au fond j’ai fait une mauvaise action. Très égoïste. Je ne veux plus voir personne. Personne. Personne. Égoïste. Mais aussi, sortir avec ces gens-là ! Le théâtre, la lumière, les autres gens qu’on ne connaît pas, ceux qui sont avec vous et qui essaient de s’amuser. Et puis, quoi leur dire ? Leur dire quoi ? Merde. Voilà ce que je leur aurais dit, si j’y étais allé. Autant se taire. Merde. Colère, hargne, dents grinçantes. Fatigue par-dessus tout ça – ou au fond, je ne sais pas. Fatigue baisée par la colère, le dégoût. M. Dégoût et Mme Fatigue ont l’honneur de vous faire part de la naissance de leur fils Jean-René. Je perce un abcès. Gros abcès plein de ce pus, pus jaunâtre, glaireux, sans saveur, les gens.
    Ah, noblesse, générosité, où êtes-vous ? J’ai créé un précédent avec mon refus de me présenter au metteur en scène. Précédent dangereux – vive le danger. Maintenant, j’ai de moins en moins de mal à refuser ce qu’il ne viendrait à l’idée de personne de refuser. Je me sens monstrueux, je sens, tendant l’étoffe de ma veste, des épaules de monstre, un dos de monstre. Je suis fier de mon courage, de ma force, et de ma solitude,
    mais je ne suis pas heureux. Ou peut-être est-ce cela, le vrai bonheur ? Avoir droit à être fier ? La volupté de dire non ? Je ne sais pas. Je n’en sais rien. Il y a la tendresse aussi. Pas pour moi, pas de tendresse pour moi-même. Je me rudoie, me force, me brise, me plie, me ploie. Je me combats presque avec hargne. Le mépris de la vie. Il commence à s’incarner. Le sang, la chair, les os lui viennent, à ce mépris. Bientôt je serai prêt à mourir.
    Ah, que je suis triste. Douloureux ce soir. Mon douloureux ce soir. Armé de ma bonne épée brise-tout, je me suis saigné à vif, tailladé, coupé, mutilé, et j’ai frappé sur les autres, tant d’autres, avec la même fureur, la même ardeur vengeresse. Pour me venger de quoi ? De leur bêtise peut-être. De l’ennui, du dégoût qu’ils m’inspirent. Il y a de moins en moins de gens autour de moi. J’étais autrefois entouré. A part deux grands amis, je deviens aujourd’hui presque seul. J’entends la vraie solitude. Celle qui se meut dans l’amour. Et puis, même sans amour… vive la solitude
    monstrueuse et surhumaine.
    Je deviens de jour en jour plus impossible à vivre. Parce que je fais de moins en moins de concessions, à moi-même comme aux autres.
    J’ai peur de parler ici un langage désespéré. On ne fait rien de bon dans le désespoir. On ne fait rien de bon sans une petite partie secrète de son être où, malgré tout, loge le désespoir. On ne fait rien de bon s’il vous manque quoi que ce soit.
    – Apaisé par la lecture d’Hemingway, puis par le coup de fil de J. L. M.
    Une sorte de douceur maintenant. De molle lassitude convalescente. Mais j’aimerais être à 1 000 km d’ici. *

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  • Il fait un temps superbe… Poisson d’avril ! Le ciel est blanc, triste, inintelligent et vide. Je sors de mon livre d’économie pour mettre deux mots sur ce journal, comme on descend quelques minutes d’un train, dans une gare, pour jeter une lettre à la poste.
    Et encore… ce n’est même pas un message, il n’y a pas de destinataire, il n’y a pas d’expéditeur. Mais il fallait écrire quelques lignes, pour Pâques. Si banales fussent-elles, si vides ; Pâques méritait bien quelques petites lignes. Mon train part. Je remonte.
    Hélas… *

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  • Créer dans une tendre solitude délirante. C’est le Jeudi saint. Toujours triste, le Jeudi saint. Toujours gris. Le Vendredi aussi d’ailleurs.
    Écrire : il faut apprendre à remplacer ses excitations par des constructions. Où est véritablement ma personnalité ? Se chercher… Quelle éternelle banalité ! J’ai du sens pratique mais je suis fou du délire. Il y a de la tendresse en moi, mais souvent abstraite et sans objet. J’ai horreur de la logique mais je me surprends à raisonner. Quand même, je hais la logique. Je hais l’« esprit français », celui de Montaigne et de Descartes. J’aime
    la solitude, je la recherche et la loue, mais je la redoute et ne la supporte pas longtemps.
    J’admire la fidélité, mais l’infidélité, la possibilité de détruire en une minute tout un passé riche et lourd, m’exalte. Une seule chose est certaine : écrire est tout mon amour. Écrire est tout mon amour, toute ma force, toute ma joie.
    – La meilleure partie de moi-même, le fond de mon âme, est solitaire, insolite et pleine de mépris pour la vanité du monde. Tout cela surgit lentement, s’élève, affleure à ma conscience.

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