• OCTOBRE 1956 (3)

     

    LUNDI 15 OCTOBRE

    Roman. Ne pas se faire un problème de ce que l’on a à dire, de la chose que l’on veut écrire.
    Progrès de l’écrivain, conquête du naturel, de la simplicité. Il faut dire les choses comme elles vous viennent, comme on les voit, comme on y vient. Le truquage ne paie pas. On ne triche pas avec sa personnalité. Le génie c’est d’être soi-même.  
    – De quoi vous plaignez-vous monsieur ? De quelle détresse, de quelle souffrance, de quel ennui vous plaignez-vous ? Vous avez peur, n’est-ce pas ? Vous êtes frais, solide, bien portant, mais vous avez peur d’être malade, de tomber malade. Après le beau temps vient la pluie, vous dites-vous. Ça ne peut pas durer comme ça. Ça serait trop beau. Ce n’est pas possible. Non, vous dites-vous, il est impossible que je continue d’être en bonne santé, les muscles, les épaules bien pleines, cette épaisseur, cette légèreté, cette épaisseur légère de la bonne santé. Devant la glace vous vous tirez la langue. Elle est plus blanche que vous ne le pensiez ; et sous vos yeux, ces petits cercles bleuâtres ne sont-ils pas le signe de quelque grande fatigue, quelque grande débâcle intérieure ? Votre pouls bat vite. Cette bouffée de chaleur que vous ressentez tout à coup, ne serait-ce que le chauffage central ? Ne serait-ce pas plutôt de la fièvre. Ah, sûrement, vous avez tenu jusqu’ici sur vos nerfs ! Cette grande force, cette inépuisable résistance n’étaient qu’une illusion, les dernières décharges – comment dit-on ? – d’adrénaline… Oui, c’est cela, les dernières réserves d’adrénaline d’un organisme surexcité, au bord de la chute.
    Mais maintenant les nerfs vont claquer à leur tour, c’est sûr. C’est certain. Tout d’un coup. Ah, mon Dieu, qu’allez-vous, qu’allez-vous devenir ? Mon pauvre monsieur, que vous êtes piteux ! Que je vous plains ! J’ai connu moi aussi ces inquiétudes d’avare, mais cela m’est bien passé, Dieu merci, je vous jure ! Qu’est-ce que cela fait, la santé, la vie ? Pour quoi vous économisez-vous ?
    Laissez donc venir les jours comme ils viennent, donnez à chaque jour toutes vos forces : la force est dans l’abandon, lorsqu’on ne retient plus rien de soi-même, lorsqu’on ne cache, ne tait plus rien. Tenez moins à la vie, vous verrez comme elle vous passionnera alors. La rançon de l’égoïste, c’est qu’il s’ennuie. L’égoïste, monsieur, crève d’ennui. Jetez-vous dans la rue, dans la vie, dans le monde, la tête bien haute et le corps exposé. Tout le malheur de l’homme vient peut-être, plutôt, de ce qu’il n’ose pas sortir de sa chambre.
    Recevez sans les compter les dons de chaque jour, et ne vous occupez pas de ceux du lendemain. L’essentiel est de rester digne et grand ; la mort est moins mortelle que la bassesse et la lâcheté.
    Je crois que la lâcheté expliquerait bien des choses en ce monde, bien des fautes fatales et des vies manquées. Soyez-en sûr : le courage ne rate pas sa vie.
    Il faut rester superbement dédaigneux de son petit plaisir et de sa longévité. C’est cela l’état de joie. Ne croyez pas que l’éternité soit seulement une récompense future. L’éternité est de ce monde. Laissez là votre petite vie, et vous la trouverez.
    Aimez-vous moins, soyez moins hanté, obsédé de vous-même. On appelle les miroirs des glaces : souvenez-vous qu’on y gèle. Le bonheur, c’est de tourner le dos à tous les miroirs. Rien ne fatigue, ne détruit plus que ce complaisant amour. Lorsque vous voudrez, rage de Caliban, briser le miroir en éclats, il sera trop tard, il n’y aura plus que de la haine en vous.
    Car, voyez-vous, les défauts et les qualités marchent ensemble. Tout se tient. C’est la vertu (virtus-courage), c’est la vertu qui aime. Et le vice ne peut que haïr. Toute l’histoire du monde, toute l’histoire des hommes peut se ramener à deux choses : la vie – amour, grandeur, courage, joie – et la mort – sécheresse, bassesse et malheur.
    Alors, quand je vous dis aimez, oubliez-vous, ce n’est pas tant au nom des « valeurs », au nom même de Dieu, c’est tout simplement pour que vous soyez heureux, c’est aussi simple, c’est aussi bête que cela.
    Mais le bonheur étant toujours légèrement plus difficile, les gens préfèrent se suicider, par paresse.  *

    MERCREDI 17 OCTOBRE

    Tout ce que je demande, c’est de redevenir, de demeurer un enfant. Il y a des moments où je m’en sens si proche ! Quand une journée se suffit à elle-même, n’a pas besoin pour plaire et exalter d’offrir un plaisir nouveau. Non, le simple fait de vivre, de regarder la rue, d’écouter de la musique, et de travailler même, travailler naïvement, comme il faudrait toujours travailler. Il faudrait toujours écrire naïvement aussi. Les vieux renards puent. Je hais les vieux renards. Oh, dans ces moments d’enfance retrouvée, la magie d’un livre ouvert au hasard ! Le mystère de tout ! Mais le vice, les bassesses, les damnations, l’instant d’après ! On se passerait si bien de toute cette fange. Retrouver mon âme d’enfant, qui ne connaissait pas le dégoût ni l’ennui, qui n’avait pas à redouter à l’avance l’angoisse de la chair. Qui n’avait pas à lutter pour le bien. Qui s’y abandonnait de sa pente naturelle. Qui dégringolait vers le bien et la joie.
    J’y reviens, parfois. Mon Dieu, c’est une grande grâce, j’y reviens ! J’étais si heureux. Je pourrais être si heureux, dans la simplicité limpide des enfants. Tout ce qu’il y a de viril en l’homme est enfantin.
    Mon Dieu, si je pouvais toujours rêver ma vie !  
    – Ce n’est pas en succombant à la tentation qu’on s’en délivre.
    – Non, vraiment il n’y a que la prière. Contre le péché, contre la pauvreté d’âme, contre le silence du cœur, il n’y a que ça, il n’y a que la prière, il n’y a nul autre recours que l’éternellement victorieuse prière.
    J’ai longtemps cru – entre l’enfance et l’âge d’homme – que l’on pouvait se faire tout seul, résister, lutter et vaincre seul, avec les seules armes de sa volonté, de son orgueil. Mais ce n’est pas vrai. On ne s’en tire pas sans Dieu – et la Vierge Marie, formidablement indulgente.
    Retrouver son enfance, c’est justement retrouver la prière.
    Ah ! le mal veut me bouffer ! Une partie de moi-même est déjà entrée dans sa gueule, entre ses dents…
    La pluie tombe doucement, sans rien dire, la douce pluie d’automne. La corruption fascine. Le poète meurt jeune parce que le péché le tue.

    Journal - Jean-René Huguenin

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