• Octobre 1956 (5)

    Samedi

    Il pleuvait. Sur la vitre, les gouttes éclatées en petites perles droites, comme le tracé des balles de mitrailleuse. Il alla se regarder dans la glace, releva sa mèche blonde, puis la fit glisser du doigt, de nouveau, sur son front. Miroirs de l’ennui.
    – Braver le monde

    DIMANCHE 

    Je suis un fort dévoré du désir de faiblir.  
    – Ce ne sont pas la raison, la rigueur, la morale qui me sauvent des bassesses de l’instinct. C’est un autre instinct, plus fort, impérieux, l’instinct de conservation.
    – Les gros navires bardés d’acier sombrent plus facilement que les petites barques têtues et courageuses. Il faut être un chêne, mais un chêne souple. Non un roseau, un chêne souple. La lourde force n’est rien sans la souplesse, le mordant, l’espérance.
    Je suis un petit dévoré du désir de grandir

    LUNDI

    Il avait descendu la rue noire sans ombre et sans lune Un petit garçon chantait Jeanne la Lorraine
    Il se haïssait de ne plus souffrir Reverrai-je jamais ma peine. Un chaland gémissait en remontant la Seine
    Une concierge lisait son journal sur le pas de sa porte C’était apparemment l’été bien qu’il grelottât
    Il devait faire très chaud mais il tremblait Avec ses sabots don-daine
    Les mains dans les poches et n’ayant plus rien à se dire.  
    – Les grands romanciers sont ceux qui savent faire du mystérieux avec du quotidien, de l’extraordinaire avec du banal, du divin avec de l’humain – ceux qui savent faire quelque chose avec rien, comme l’espoir.  
    – Ils se plaignent de l’ennui quotidien, ils gémissent que rien ne se passe les pauvres gens les pauvres hommes il ne leur arrive jamais rien. A peine ont-ils eu la chance une fois de se faire mordre par un chien de manquer la messe un dimanche de rencontrer
    Dupont au coin d’une rue un mardi d’octobre .
    Dupont vous savez bien celui celui-là justement avec qui ils ont fait leur année de philosophie.
    Dupont était très pressé il avait une serviette sous le bras et beaucoup d’affaires à régler beaucoup de gens à voir et de problèmes à résoudre et surtout un certain rendez-vous qu’il ne pouvait pas manquer.
    Comme c’est bête, dit Dupont, que la vie est mal faite On a pas de temps pour soi ni pour ses amis.
    Et Dupont est reparti pressé, nerveux, étourdissant, dans la rue qui sent la feuille mouillée en train de pourrir.
    Ah, les pauvres gens qui regardent Dupont s’éloigner dans la rue humide pleine de feuilles pourries.
    Le regard de l’envie le plus triste regard au monde. vont-ils se décider à rentrer chez eux va-t-il tout doucement revenir chez lui ce pauvre homme entre deux âges entre deux eaux entre deux joues cet homme de l’entre-deux portes la porte du bureau et celle de la maison le travail et les enfants et le travail des enfants et sa femme dont les mains sentent la lessive et la vaisselle durant toute la semaine et le parfum bon marché le samedi soir et le dimanche sa femme ni plus belle ni plus laide qu’une autre, qui est affligée de l’odeur chronique de la vaisselle du Nab et de l’Omo et de l’eau de Javel.
    Ces pauvres gens qui se plaignent de ne pas avoir d’aventures et à qui personne après tout n’a dit que pour vivre des aventures il faut aventurer sa vie que celui qui vit comme tout le monde s’ennuie aussi comme tout le monde. que si l’aventure arrivait à n’importe qui il n’y aurait plus d’aventure du tout qu’il ne faut pas être n’importe qui un jour seulement dans la classe encaustiquée sur les tables gluantes de mastic ils ont dû commenter le proverbe suivant « Qui ne risque rien n’a rien » en quatre pages et prière de recopier le sujet au début.  
    Le pauvre homme ce jour-là était un petit garçon qui se souvenait encore de la raclée qu’il avait reçue le trimestre dernier quand il avait été 15e en rédaction sur 18 élèves dont les trois derniers n’étaient de toute manière que de francs polissons.
    Il grignotait le bois amer de son porte-plume et se mettait de temps en temps les doigts dans le nez jusqu’à ce que le professeur lui dise le professeur, un petit gros qui n’avait jamais été élève, « Michon, cessez de vous curer le nez l’inspiration n’est pas dans vos fosses nasales. »
    Alors il s’était mis à penser à son père. Il s’était dit que, puisque son père avait une femme et des enfants, puisqu’il avait ses entrées au Palais de Justice où magistrat il décidait du sort d’un tas de gens qu’il ne connaissait pas, il avait dû risquer pas mal de choses pour pouvoir couper la tête des gens et en plus être payé pour ça pour pouvoir mettre les gens en prison ou les délivrer, et gagner de l’argent sur le dos des voleurs et gagner de l’honneur sur le dos des proscrits.
    Et il avait cherché et il s’était longuement agacé les dents du bout de son porte-plume pour trouver ce que son père avait bien pu risquer. Et quand la cloche avait sonné la maudite et tant désirée cloche au tintement semblable pour les entrées et les sorties il n’avait rien trouvé du tout. En rendant les copies le professeur avait dit c’est vous Michon qui avez le mieux illustré ce proverbe.
    Car vous n’avez rien écrit, rien risqué, et vous avez un beau zéro en récompense. Et il avait fixé, effrayé, le terrible œil rond courroucé du zéro baissant bientôt les yeux devant ce regard implacable inhumain ce regard moqueur, méchant, du zéro.  
    En y repensant maintenant il en rit, lui qui a une femme et des enfants et une situation décente lui qui est bien reçu dans les familles de ses collègues et qui jouit de l’estime générale comme tous les cœurs indifférents.
    Il n’est ni pur ni impur, le pauvre homme. Ni bas ni grand il ne hait pas le monde et le monde ne le hait pas. Avec le monde la franche bêtise vit en bonne intelligence. Il n’est pas malheureux non plus, ni joyeux. Ni charitable ni avare ni libre, ni désespéré. Pourtant il n’est pas rien du tout. Il y a un sentiment qui a consenti à l’habiter à l’endormir. Un sentiment qui ne le quitte jamais qui ne quitte jamais tous ces pauvres gens mais qu’on ne voit plus à la longue auquel on s’est habitué depuis des siècles La tristesse. Ils ont le cœur définitivement triste ni lourd ni plein mais triste. Et leurs yeux qui ne savent plus pleurer sont des yeux de triste car la tristesse ne pleure pas il n’y a que l’espoir qui pleure. La tristesse n’a rien sur quoi pleurer la tristesse a les yeux secs. Alors que l’espoir et la joie peuvent prendre mille visages différents. Alors que l’espoir de l’espoir et que la joie de la joie c’est justement qu’ils ne ressemblent jamais à eux-mêmes que la joie de demain est infiniment différente de celle d’aujourd’hui, la tristesse, elle, est toujours la même. On ne reconnaît jamais la joie sur le moment car elle n’est jamais telle car la couleur qu’elle prend ne ressemble jamais aux mille couleurs qu’elle a prises et l’on croit chaque fois que c’est un sentiment nouveau et inconnu mais c’est toujours l’espoir et c’est toujours la joie. La joie changeante la joie jamais recommencée. Tandis que la tristesse est cette maison où il revient tous les soirs habiter à contrecœur ce bureau où il part travailler tous les matins et qui n’ont jamais changé ni l’un ni l’autre. Seulement vieilli ce qui est justement ne pas changer. La tristesse est cette vieille femme qui n’en finit pas de vieillir cette moribonde qui n’en finit pas de mourir cette interminable agonie. Il faut croire que la terre humaine est bien profonde que le cœur de l’homme est bien riche pour vivre jusqu’à soixante ans et plus dévorés par une tristesse infinie car c’est là leur unique secret, le pauvre secret de tous ces pauvres gens, ces pauvres gens pour qui jour et nuit se ressemblent qui dorment éveillés et qui rêvent qu’ils vivent et qui meurent le soir du jour où ils sont nés, car la tristesse n’a pas de lendemain.

    Journal - Jean-René Huguenin

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