• Un portrait (1)

     

    Que de fois j'ai remarqué l'influence des appartements sur le caractère sur sur l'esprit! Il y a des pièces où on se sent toujours bête; d'autres, au contraire, où on se sent toujours vertueux. Les unes attristent, bien que claires, blanches et dorées; d'autres égayent, bien que teinturées d'étoffes calmes. Notre oeil, comme notre cœur, a ses haines et ses tendresses, dont souvent il ne nous fait point part, et qu'il impose secrètement, furtivement, à notre humeur. L'harmonie des meubles, des murs, le style d'un ensemble agissent instantanément sur notre nature intellectuelle comme l'air des bois, de la mer ou de la montagne modifie notre nature physique. [...]

    Puis je regardai. Rien d'éclatant dans la pièce; partout de belles choses modestes, des meubles simples et rares, des rideaux d'Orient qui ne semblaient pas venir du Louvre, mais de l'intérieur d'un harem, et, en face de moi, un portrait de femme.

    C'était un portrait de moyenne grandeur, montrant la tête et le haut du corps, et les mains qui tenaient un livre. Elle était jeune nu-tête, coiffée de bandeaux plats, souriant un peu tristement. Est-ce parce qu'elle avait la tête nue, ou bien par l'impression e son allure si naturelle, mais jamais portrait de femme ne me parut être chez lui autant que celui-là, dans ce logis. Presque tous ceux que je connais sont en représentation, soit que la dame ait des vêtements d'apparat, une coiffure seyante, un air de bien savoir qu'elle pose devant le peintre d'abord, et ensuite devant tous ceux qui la regarderont, soit qu'elle ait pris une attitude abandonnée dans un négligé bien choisie.

    Les unes sont debout, majestueusement, en pleine beauté, avec un air de hauteur qu'elles n'ont pas dû garder longtemps dans l'ordinaire de la vie. D'autres minaudent, dans l'immobilité de la toile; et toutes ont un rien, une fleur ou un bijou, un pli de robe ou de lèvre qu'on sent posé par le peintre, pour l'effet. Qu'elles portent un chapeau, une dentelle sur la tête, ou leurs cheveux seulement, on devine en elle quelque chose qui n'est point tout à fait naturel. Quoi? On l'ignore, puisqu'on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent en visite quelque part, chez des gens à qui elles veulent plaire, à qui elles veulent se montrer avec tout leur avantage; et elle ont étudié leur attitude, tantôt modeste, tantôt hautaine.

    Que dire de celle-là? Elle était chez elle, et seule. Oui, elle était seule, car elle souriant comme on sourit quand on pense solitairement à quelque chose de triste et de doux, et non comme on sourit quand on est regardée. Elle était tellement seule, et chez elle, qu'elle faisait le vide en tout ce grand appartement, le vide absolu. Elle l'habitait, l'emplissait, l'animait seule; il y pouvait entrer beaucoup de monde, et tout ce monde pouvait parler, rire, même chanter, elle y serait toujours seule,avec un sourire solitaire, et, seule, elle le rendrait vivant, de son regard de portrait.

    "L'inutile beauté" Guy de Maupassant

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