• V - LES ONLYSONMAKERS (2)

    Pour commencer, ce qu’il faut bien savoir, c’est que mon biberon m’était donné à 8 heures précises, que tout était parfait, que bien plus haut où tous les chrétiens de tous les temps ont pu placer leur misérable Dieu se trouvait Lester Young, que mes amis n’avaient pas moins de cinquante ans, que je n’apprenais que des beaux morts la vraie vie, que je dansais le be-bop avec mon casque anticoups, que le monde n’était qu’un Paradis Tragique, alors, on va tout comprendre… Quand j’étais petit, je trouvais ça pas mal le monde. Je me souviens de mes émerveillements, pas de mes souffrances. L’homme, c’était le plus bel être vivant que j’avais jamais vu. Ah non ! J’avais mal vu : il est très laid. C’est une ordure. N’en parlons plus…
     C’est-à-dire que lorsque j’ai compris que rien de ce qui se passait chez moi ne pouvait se retrouver dehors, je suis devenu mort. J’ai préféré refuser de vivre un peu plutôt que de diminuer ma vision par un métier, aussi artistique soit-il. Je ne me sauve pas ainsi. Je sais que le détachement des parents fait partie de la consistance d’un être humain, mais « travailler à côté » (selon la plus immonde des expressions abjectes) serait pour moi plus qu’un grand pas, une conversion honteuse, une démission totale que je n’envisage pas sans que je sente mon âme faire dans sa culotte. Oui ! J’ai peur de gâcher mon cosmos. J’ai peur d’être en manque. Ma « pureté » n’a aucun sens parce qu’elle est à la dérive même de l’existence. Oui, il faut trouver le moyen de payer le plus cher possible le prix de ce qui est le plus beau à nos yeux. Ô combien de personnes, fort perspicaces, ma foi, m’ont jugé avec raison comme un handicapé poltron, un lâche méprisable appuyé péniblement sur ses parents béquilles ! Vivre avec ses parents, c’est vivre derrière soi. Dépendre d’eux, c’est se haïr vraiment. Être à leur charge, c’est antisexy pour une femme. On n’est pas un homme si on ne gagne pas sa vie.
     Il existe un monstre bien pire que tout ce qu’on peut imaginer dans les littératures : c’est le fils unique. Rien de plus infect. Même l’égocentrisme de l’aîné est différent du sien. Dans sa dégueulasserie, le fils unique s’aime comme il adorerait aimer son propre frère. Il est assez sournois pour cacher cela. C’est absolument pas affiché. Ça ne se voit pas. Au contraire : il est humble. Et en vérité, il est comme ça.
     Être fils unique, c’est une tare et la plus ignoble qui soit. C’est quelque chose comme « mongolien », poliomyélite, hydrocéphale. Une infirmité grandiose. Je sens sur moi cette maladie terrible. Je suis alourdi par quelque chose. Comme un frère et une sœur qui viennent de perdre un de leurs parents. Ou mieux : un fils unique, il n’a jamais rien ressenti d’autre qu’un triplé qui aurait perdu ses deux jumeaux. C’est une race à part. Je suis un mutant.
     Mais les parents de fils uniques sont plus différents que le fils unique. Le fils unique, ça vient des parents. Il n’y a que deux mondes pour lui : les parents et le reste.
     Je suis l’enfant odieux de deux sensibilités très profondes.
     Il s’agit d’une mère autoritaire, extrêmement à vif, toujours d’humeur égale (mal lunée), d’une exigence gigantesque, déçue et hyperconsciencieuse, taciturne et fragile comme du papier à cigarettes : une locomotive en verre.
     Et d’un père oriental, contemplatif, refermé, inexplicable, insaisissable comme un savon mouillé, d’un optimisme sans espoir, totalement poète : un soleil englouti.
     Ces deux « Onlysonmakers » sont aux prises avec un fils ignoble (si on peut appeler ça un fils), un très grand malade, installant une fébrilité ambiante, provoquant le drame plutôt que de le laisser rôder autour de la pureté étouffante des parents les plus invraisemblables que jamais fils n’a pu concevoir.
     Je suis leur fils cynique ! Leur fils inique !… Oh ! si vous saviez ! Je ressens le mystère du fils unique comme si j’étais mon propre père, alors que mon père n’est pas sensible à ce problème, par exemple. Vous savez, de bagarre en bagarre, les parents se transforment en sortes de monstres chimériques auprès desquels les enfants, espèce dégénérée de l’allégorie génétique, finissent un jour ou l’autre par abandonner toute tentative d’évasion, ranger limes et petites cuillères, et attendre avec sagesse de périr avec eux. S’ils leur survivent, ça n’en finit pas jusqu’au bout du monde de ne pas tarir : remords, éloges, souvenirs, émotions… On se fait encore enculer, alors que les os se sont depuis longtemps tous émiettés…
     Oui ! J’ai vu à la quarantaine des milliers de fils maudits revenir sur leur reniement, idolâtrer le père ivrogne et la putain de mère. Ah ! je préfère encore les animaux qui lèchent le cul de leur poussin pour le nettoyer ! Ils se régalent et puis, quand ils peuvent se débrouiller tout seul, ils les ignorent, ils font une autre couvée, on n’en parle plus.
     Je suis le plus grand fils de tous les temps. Personne ne peut être plus fils que moi. Un fils, ça n’existe pas à côté de moi. J’écrase tous les fils. Je suis le seul fils qui existe.
     Un fils, c’est toujours dégueulasse. Ça attise les mères. Ça brise les pères. Moi, j’ai fini par dégoûter tout le monde, jusqu’à ma mère qui se demandait de quoi je pouvais bien être fait pour être si minable. J’ai toujours eu une notion du fils extrêmement religieuse. Jésus fut vraiment un fils. Pour moi, être fils c’est supporter Jésus. Il n’y a pas de pire Golgotha que celui d’être le fils unique de deux parents : je me vois vraiment en passion totale depuis le début. Toute la honte, l’hallali, la misère, les miracles, le chemin de croix, les trois clous… Tout y est dans une destinée de fils : cherchez bien… J’ai l’impression de vivre depuis ma naissance une sorte de pietà, une déploration, soutenu par le père et la mère, vous voyez… Aucune famille ne pourra tisser des liens aussi étranges que ceux dont nous sommes tous trois prisonniers. Ça n’existe nulle part ailleurs. Tous les parents me paraissent entretenir des rapports d’une superficialité déplorable avec leurs enfants, près de la folie dramatique et amoureuse qui a régné chez moi depuis ma naissance. Trois personnages aussi différents et semblables, aussi excentriques et extrémistes, aussi passionnés et misérables, vibrant chacun à la place de l’autre dans un tri-psychisme d’une étroitesse incommensurable, vivant ensemble sans aucun « esprit de famille », ça ne se trouve pas. J’étais une sorte d’enfant fou étreint et étreignant deux adultes enfantins qui menèrent leur amour jusqu’au bord de l’horreur. Ma mère a assez pleuré pour mes vacheries, je me suis assez roulé dans les ronces à cause de la crapulerie des autres, mon père a été assez accablé, assez outragé aussi. Nous ne permettrons plus qu’on nous vise. Qui peut savoir l’enthousiasme, la liberté, l’adoration, la gaieté, l’intimité totale qui soufflaient vraiment chez nous ? C’est facile maintenant de ne plus y voir que gnangnantisme, prison, pression, confessions forcées, esprit de clan, abêtissement, dévouement, rengaines, méchancetés, possessions, intolérance, aveuglement, mainmise, mépris, indifférence, gâtisme, lâcheté, impudeur, chantage… Qui est exempt des Lois Salopes de l’Étiolement Universel ? Ce que j’ai rencontré ici, je ne l’ai jamais rencontré ailleurs. Je dois mon bonheur à mes parents. Mais heureusement, il n’y a pas besoin d’être malheureux pour souffrir.

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