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V - LES ONLYSONMAKERS (3) 1/4
TEMPÊTE SOUS UNE MOUMOUTE
(L’Être au pair)
Il est musicien de jazz mon père… C’est grâce à ses chorus que je peux lire Suarès. Pour Byzance, la musique de jazz est un plaisir physique, paresseux qui le transporte dans un bain de gaieté : c’est la seule chose qui l’allume. On sait qu’il est heureux quand il prend son saxophone ou sa clarinette.
Au début, on peut croire à une absence, une distraction générale comme ça qui se pose sur sa fréquence de réalité, par trous divers, par brouillages ainsi, mais bien vite on voit qu’il s’agit d’une fuite, d’un refus voulu depuis si longtemps qu’il ne le maîtrise même plus.
Dès que vous lui adressez la parole, il se débranche. Au bout, de deux secondes, il n’y a plus d’yeux, vous le voyez chavirer, c’est fini. Il a les yeux qui ne vont pas avec le regard. C’est instinctif chez lui : à peine quelqu’un lui parle qu’il se déconnecte, il enlève une prise en lui, il se met dans une incapacité d’écouter, de comprendre, de réagir à ce qu’on lui dit qui le protège de tout. Quelle merveilleuse technique ! Mon père ne se fait pas chier dans l’existence. Ce que les autres disent ne l’intéresse absolument pas : il connaît d’avance. Seule le rassemble la musique : le reste, ça le laisse s’envoler, s’éparpiller, s’effilocher filandreusement dans l’atmosphère comme une blanquette mentale… C’est quelque chose qui donne la chair de poule. À peine on commence à parler, il s’éteint. Il ne faut pas essayer de lui faire comprendre, le persuader, le convaincre, encore moins lui raconter quelque chose : les récits, c’est physique, il décroche immédiatement, vertigineusement…
Byzance, c’est un homme qui ne participe à rien de la vie. Il n’écoute pas. Il ne voit rien. C’est l’inattentif par excellence. Il ne fait même pas semblant d’écouter. Il fuit en courant devant le moindre effort. On dirait à voir sa mine éternellement sinistre qu’il est plein de soucis. Il se demande simplement comment gagner sa vie le lendemain. Nous avons toujours vécu vraiment au jour le jour. Il a la chance de gagner sa vie avec sa clarinette, car il fait partie de ces types – j’en suis un atroce autre (plus décidé, plus buté, plus ingrat) – qui sont incapables d’autre chose. Miraculeusement, depuis quarante ans, il ne s’est jamais arrêté. Il n’y a jamais eu de problème d’argent chez nous : quand Byzance revient d’une gâche, il balance les liasses sur la table : chacun se sert : ma mère est la reine de la gérance, sans elle on serait sous le pont de l’Aima… On prend les miettes qui restent, de quoi acheter un disque de Miles ou la Pléiade de Vallès !… C’est ça le plus beau : tout infirme mental qu’il est, il reste encore le plus lucratif, le plus utile, le plus populaire et le plus disponible. C’est qu’il se régale, résolument. Proportionnellement à l’angoisse nauséeuse de la vie, de tous les êtres humains qui essaient de s’en sortir (on se demande pour entrer où ?), c’est mon père qui s’amuse le plus. Avec sa clarinette il oublierait tout s’il avait encore quelque chose à oublier : mais tout a été oublié d’avance. Dès qu’il souffle, il ne pense plus à rien. Et quand il ne joue pas, il ne pense qu’à une chose : « Vivement que je joue pour ne penser à rien. » Il ne se passe plus rien dans sa tête quand il souffle ses notes d’ébène d’une délicatesse quasi répugnante. Il est arrivé à vivre de sa clarinette, c’est-à-dire qu’on le paie pour ne penser à rien ! De plus, il est plus viril que moi. A la fois pratique et fou. Il ne comprend rien et oublie tout, il ne peut pas aligner deux phrases, ni raconter quelque chose, il distrairait la Distraction elle-même, il est excessivement détaché de certaines contingences torrides, et par-dessus tout ça, il arbore un bon sens insupportable, une logique d’une mauvaise foi révoltante, un raisonnement d’un fonctionnel et d’une impeccable cohérence : il peut résoudre tous les problèmes d’ordre pratique, maîtriser les lieux et les dates, les croisements et les rendez-vous : c’est son plaisir. Il est passionné par les horaires, par exemple : des journées entières il travaille comme un savant fou à ça, les gens viennent lui demander des conseils sur leurs ennuis de trains, d’avions, comment faire correspondre les changements, le chemin le plus rationnel, la meilleure heure pour les bouchons… Pour la fête des soi-disant pères, je lui ai offert les Œuvres complètes de la S.N.C.F. et d’Air Inter (avec les vols bleus et tout !) : huit volumes…
Byzance, mon père, est certainement le seul être dont je sois jaloux en ce monde. Je n’envie personne, mais lui, c’est à en crever. Le voir là, se régaler toute la journée, sans soucis, sans aspérités, sans bile, en toute impunité, toute innocence, ça touche presque à l’indécence… Je suis jaloux parce que je suis très proche de lui. Il m’en faudrait peu pour que mon extase soit « collée » à la sienne. Ce peu est cette saloperie de germe maternel, cette anxiété misérable, ce gâchage de cochon, cette douleur qui empêche l’âme de tourner en rond… Sans cette « étoile » de l’ovule, je serais comme mon père, c’est-à-dire un fou suave.
Tout est gratuit chez Byzance : c’est merveilleux. Aucune arrière-pensée dans la jouissance. À le voir écouter un solo de Lester pour la cinquante-trois milliardième fois, on jurerait qu’il est en train de le découvrir. Il a toujours l’air étonné de ce qui l’enchante… On dirait tout à fait un escargot. Par sa lenteur, par la rétractilité de ses antennes de bien-être également. Il avance en bavant, dès que ses cornes touchent ou sont touchées par quelque chose, elles débandent doucement, avec grâce, et il bave encore plus. Si on est méchant avec lui, il rentre dans sa coquille et c’est terminé : vous ne l’entendez plus. Le Jazz est sa pluie, sans elle on ne le verrait jamais !…
Qu’attend-il pour retourner à Istanbul ? Je le vois très bien au bord d’une de ces ruelles délabrées qui de nos jours entourent misérablement les magnifiques mosquées vertes ou bleues. Je le vois bien écroulé avec sa grosse moustache, en caftan sur un amas de tapis rongés avec son vieux turban, sa bombe atomique de soie pourrie, enchevêtrée d’ailes de cygne, de brelâges de martres… Il sifflera petit à petit silencieusement le tiède narghilé qui grogne dans les parfums, avec le gros flacon embué, l’embout de nacre et tout… *
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