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V - LES ONLYSONMAKERS (4) 2/4
Ma mère est désarmée devant sa propre nature : elle est incapable – comme la plupart des êtres humains – de se libérer d’une situation en transposant spontanément, de maîtriser les événements pour qu’ils ne fassent pas trop mal. Elle ressent tout trop fort, et sans pouvoir le recracher, pour que la moindre écharde ne laisse pas dans sa chair une blessure irréparable. Moi, ma souffrance est déjà une manière de ne plus souffrir, ou du moins de souffrir moins. Il faut trouer le drame pour survivre. Pour ma mère, cette illusion est insupportable. Elle est absolument incapable de se forcer pour réduire son hystérique martyre. Elle se laisserait crever plutôt que d’essayer de se calmer. Elle veut que tout soit parfait en se persuadant que tout est gâché. Si seulement je pouvais lui faire comprendre que rien n’est gâché, ou plutôt que tout est gâché d’avance et que la vie n’est pas une accumulation de trésors qui pourrissent, qu’il ne faut pas se rendre malade de ne jamais pouvoir revenir en arrière, car il n’y a ni arrière ni avant, rien n’est acquis au point de risquer de le perdre. Tout est provisoire. Même la mort. Il n’y a guère que le pâté qui soit définitif. Dieu sait tout cela. La vie est un flot dégueulasse complètement incohérent, irrégulier, qui oublie tout sur son passage et où il faut se laisser emporter sans rien retenir, en chiant surtout sur toute nostalgie ! La perfection est un miracle. C’est-à-dire une conne-rie. Il suffit qu’un moustique minuscule suspende soudain son vol bruyant et parcoure à pied les derniers cent mètres (pour lui ça fait cent mètres), s’avance et vous pique, pour que vous ne soyiez plus parfaits. C’est peut-être confondre un peu perfection et immunité. C’est là que mon père Byzance a raison sur la Vieille Sartan : pour lui, la perfection c’est la mort. C’est loin d’être sot. Il n’y a qu’une chose de parfaite, c’est de mourir du jour au lendemain. Ainsi, ce qu’il faut aimer dans l’existence, c’est cette précision avec laquelle les choses sont entraînées comme ça, peu à peu, vers cet inconnu qui est la mort. On ne va pas à la Perfection. La perfection n’est pas sur le trajet de la Perfection. Ce qui est intéressant, c’est la migraine qui change la pensée du savant, une marisque douloureuse qui déforme la grimace du clown, l’érection qui gêne le danseur, un bruit qui transforme le sens d’un discours, la faim qui accélère une démarche… Notre corps lui-même est une perfection et une précision qui ne cessent de se détruire. Dans cette tragédie réside notre beauté. A la fin de sa vie, Lester prenant trois fois le pont, si décontracté, si déconcentré qu’il se met de l’autre côté des accords. Ou alors les canards de Miles, les hasardeuses octaves de la Sphère. La machine est parfaite, c’est à nous de la démolir.
Ainsi, personne – pas plus mon père que moi-même – n’a pu convaincre ma mère de ne plus se laisser gâcher par l’idée que tout se gâche. Apparemment elle n’a aucune raison d’être malheureuse, et pourtant je sais moi qu’elle est plus meurtrie que toutes les autres femmes malades, abandonnées, déchues. Petit à petit se sont ébréchées les dernières statues d’estime qu’elle portait dans son cœur écœuré. Il n’en restera bientôt plus rien. Avec toutes les femmes misérables qui existent, toutes les honnies, ratées, délaissées qui ont toutes les raisons d’être tristes et névrosées, la Vieille Sartan trouve le moyen de se sentir plus malheureuse encore, elle qui a toujours eu un mari fidèle, placide, généreux, une villa, un fils non drogué, non voyou. Elle s’en fout pas mal ! Tout son calvaire est intérieur. C’est parce qu’elle ressent tout de l’intérieur, dans la meurtrissure de sa chair, parce qu’elle se donne trop cérébralement, parce que tout pour elle exige une dignité, une honnêteté irréprochable, une force de caractère, une « conscience ». Elle souffre de ne voir dans cette vie aucun beau geste, aucune vivacité d’esprit, aucune noblesse ni absolu, toutes ces conneries habituelles dont l’absence l’a rendue « morte intérieurement ». C’est parce qu’il se passe dans elle des batailles sanglantes d’émotions et de déceptions inimaginables, que la vie lui semble perdue, horrible, injuste… Ma mère est toujours au bord du suicide, comme moi. Seulement elle, elle n’a pas la Littérature. Elle est en dépression continuelle. Elle a une balle dans la tête qui se promène. Ça lui donne presque une certaine virilité. Elle croit que c’est digne de se tuer, parce que tout ce qui est digne lui plaît : elle ne sait pas encore tout l’avilissement, la vulgarité, la méchanceté et l’impardonnable perfidie qui sommeillent dans tous les barillets…
C’est Olive Oyl, ma mère, la nuque frêle et duvetée jaillissant du cuir repoussé, les yeux qui tombent sur un teint frais comme une truelle de ciment, le bâillement langdonien à se décrocher la mâchoire, les hémorroïdes dans le regard, trois gros mots au bout des doigts, des regards furieux ou vides à deux cents kilomètres devant elle, des regards de personne bien éveillée dans un Rêve qui la dépasse.
Ma mère, elle s’est trompée de planète. C’est la Crucifiée méticuleuse, la Guillotine bienfaitrice. La crise de nerfs latente, errante en elle comme un fantôme qui attend son heure. Comme Atlas, elle supporte le monde. *
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