• Vïï (11)

    « Bien, bien ! » pensa le philosophe Thomas, qui se prit à réciter presque à haute voix ses exorcismes. Et soudain, avec la promptitude de l’éclair, il se débarrassa de la vieille et lui sauta à son tour sur le dos. La sorcière se mit à courir à tout petits pas, mais avec une rapidité telle que son cavalier pouvait à peine respirer. La terre semblait fuir sous ses pieds ; n’eût été la rapidité de la course qui les confondait devant ses yeux, il aurait pu, à la lueur indécise de la lune, distinguer les objets épars sur la plaine mate. Il saisit une bûche au passage et se mit à battre de toutes ses forces la sorcière, lui arrachant d’abord des hurlements de colère, puis des gémissements de plus en plus affaiblis, plus doux, plus langoureux : on eût dit le tintement frêle d’une clochette d’argent Ces sons plaintifs pénétraient jusqu’à l’âme du philosophe. « Est-ce bien une vieille femme ? » se demandait-il involontairement.

    « Oh ! je n’en puis plus ! » murmura-t-elle enfin d’une voix brisée en se laissant choir sur le sol.

    Le philosophe se remit sur pied et comme l’aurore se levait, illuminant au loin les coupoles dorées des églises de Kiev, il osa dévisager la sorcière couchée devant lui. C’était une belle jeune fille avec de grands cheveux épars et des cils longs comme des flèches. Ses bras nus et blancs écartés sur le sol, elle gémissait en levant au ciel des yeux remplis de larmes.

    La pitié, l’effroi, un trouble étrange aussi s’emparèrent de Thomas. Tremblant comme la feuille, il se mit à courir à toutes jambes. Son cœur battait à se rompre ; il ne s’expliquait point le bizarre sentiment qui pour la première fois l’agitait. La campagne avait perdu tout attrait pour lui, et il se hâta de regagner Kiev, sans pouvoir oublier un seul instant l’hallucinante aventure.

    On ne voyait presque plus d’écoliers dans la ville : tous, qu’ils fussent ou non pourvus de « conditions », avaient déjà pris la clef des champs, car dans les campagnes de la Petite-Russie il est bien facile de se régaler sans bourse délier de crème, de fromage, de boulettes, de ramequins larges comme votre chapeau. La grande bâtisse à demi ruinée où logeaient les boursiers était complètement vide ; notre philosophe eut beau fureter dans tous les coins, explorer même tous les trous du toit, cachettes ordinaires des écoliers, il n’y découvrit pas le moindre morceau de lard, pas le moindre chanteau de pain. Il ne perdit pas la tête pour autant et trouva rapidement remède à sa détresse. Après avoir arpenté par trois fois en sifflotant la place du marché, il échangea un clignement d’œil avec une accorte veuve en bonnet jaune, qui, tout au bout de ladite place, faisait commerce de rubans, de plombs de chasse et de roues de charrette. Le jour même, attablé dans une maisonnette en pisé qu’ombrageait une cerisaie, il fit honneur à un poulet, à des galettes de millet, bref à toutes sortes de victuailles dont l’énumération n’en finirait plus. Ce soir-là on put voir le philosophe commodément établi au cabaret : étendu sur un banc, un grand pot d’étain devant lui, il fumait sa pipe comme de coutume ; il jeta ostensiblement un demi-ducat au cabaretier juif. Il regardait les allants et venants d’un œil insouciant et satisfait et ne pensait plus du tout à sa fantastique aventure.

    suite ...