• VII. BUT FINAL DE LA TECHNIQUE

    1. CULTURE ET ESCLAVAGE

    Toute culture jusque-là a été fondée sur l’esclavage : l’antiquité sur les esclaves, le Moyen Age sur les serfs, les temps modernes sur les prolétaires. —

    L’importance des esclaves repose sur le fait qu’à travers leur non-liberté et leur surplus de travail ils créent un espace pour la liberté et l’otium d’une caste dominante, qui est la condition préalable de toute formation culturelle. En effet il n’est pas possible que ce soit les mêmes humains qui fournissent le monstrueux travail physique exigé pour l’alimentation, l’habillement et le logement de leur génération — et en même temps le monstrueux travail spirituel nécessaire à la création et au maintien d’une culture.

    Partout domine la division du travail : pour que le cerveau puisse penser, les entrailles doivent digérer ; si leurs racines ne s’enterrent pas sous terre, les plantes ne peuvent fleurir dans le ciel. Les émissaires de chaque culture sont des humains épanouis ; l’épanouissement est impossible sans une atmosphère de liberté et d’otium : la roche aussi ne peut cristalliser que dans un environnement fluide et libre ; là où elle est enfermée et non libre, elle doit  demeurer amorphe.

    La liberté et l’otium culturellement formés d’une minorité n’ont pu être créés qu’à travers la servitude et le surmenage de la majorité. Dans les régions nordiques et surpeuplées, le Dasein divin de milliers 40 a toujours et partout été construit sur le Dasein animal de centaines de milliers.

    Les temps modernes, avec leurs idées chrétiennes et sociales, se sont trouvés devant une alternative : ou bien renoncer à la culture — ou bien maintenir l’esclavage. Les scrupules esthétiques parlèrent contre la première éventualité — les scrupules éthiques contre la seconde : la première révulsait le goût, la seconde le sentiment.

    L’Europe de l’Ouest s’est décidée pour la seconde solution : pour maintenir le reste de sa culture citoyenne, elle a maintenu dans le prolétariat industriel l’esclavage sous une forme déguisée — tandis que la Russie s’apprête à atteindre la première solution : elle libère ses prolétaires, mais cette libération d’esclaves sacrifie  toute sa culture.

    Ces deux solutions sont de par leurs conséquences insupportables. L’esprit humain doit chercher une issue à ce dilemme : il va la trouver dans la technique. Elle seule peut à la fois briser l’esclavage et sauver la culture.

    2. LA MACHINE

    Le but final de la technique est : le remplacement du travail des esclaves par le travail des machines ; l’élévation de la communauté humaine à une caste dominante, au service de laquelle travaille une armée de forces naturelles sous la forme des machines .

    Nous nous trouvons sur le chemin vers ce but : auparavant, presque toutes les énergies techniques devaient être produites par les muscles des humains ou des animaux — aujourd’hui ils sont multiplement remplacés par la force de la vapeur, l’électricité et la force du moteur. À l’humain

     Dans le film Octobre (1927), de Sergueï Eisenstein, mettant en scène la Révolution d’octobre 1917 (commande d’Etat pour son dixième anniversaire), une séquence de la fin du film reprend en quelque sorte cette question : le Palais d’hiver a enfin été pris d’assaut, les révolutionnaires sont à l’intérieur, dont un groupe de trois, dans la chambre de la tzarine. En pleine action euphorique de destruction, l’un d’entre eux s’immobilise pour regarder ce qu’il y a autour : Eisenstein montre alors les vestiges de l’ancienne culture aristocrate, orthodoxe et chrétienne — peintures, sculptures, photographies, mobilier. 11 y a suspension dans l’action : un moment de contemplation. Puis le révolutionnaire crache et l’on devine que tout sera détruit. Le cinéma soviétique (avec Dziga Vertov et Eisenstein notamment) a joué un rôle important dans la construction d’un nouveau patrimoine culturel : cette commande même répond à une volonté étatique de faire patrimoine culturel. Et aujourd’hui encore ces deux réalisateurs (notamment) sont considérés comme étant des virtuoses (à l’échelle mondiale) du septième art, des maîtres. Avec près d’un siècle de recul, il est peut-être davantage possible aujourd’hui de considérer la complexité de la culture soviético-russe (ou russo-soviétique). Cette mise en scène mythique du saccage / de la libération du Palais d’hiver ne manque pas d’évoquer le bûchage systématique des têtes, sur toutes les sculptures, lors de la Terreur française. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Beaucoup de ces sculptures ont été remplacées ou restaurées. Les traces de cette violence, de cette mémoire, ne sont plus palpables que sur les moulages réalisés dans les années 1950. Après restauration, les originaux ne manifestent plus, généralement, cette mémoire échoit de plus en plus le rôle d’un régulateur des énergies — au lieu de celui de producteur. Hier encore le travailleur tirait la culture en avant comme un coolie — demain il en sera le chauffeur , qui observe, pense et oriente, au lieu de courir et de transpirer.

    La machine est la libération des humains du joug du travail d’esclaves. Grâce à elle, un cerveau peut fournir plus de travail, et créer plus de valeurs, que des millions de bras. La machine est l’esprit humain matérialisé, la mathématique gelée, la créature reconnaissante de l’humain, engendrée par la force spirituelle de l’inventeur, née de la force musculaire du travailleur.

    La machine a une double tâche : augmenter la production ainsi que réduire et alléger le travail.

    A travers l’augmentation de la production, la machine brisera la misère — à travers la réduction du travail, l’esclavage.

    Aujourd’hui le travailleur ne peut être humain qu’en moindre partie — parce qu’il doit en grande partie être une machine : dans le futur la machine reprendra la partie machinale, la partie mécanique du travail et laissera aux humains la partie humaine, la partie organique. La machine offre ainsi un aperçu sur la spiritualisation et l’individualisation du travail humain : sa composante libre et créatrice grandira au détriment de sa composante automatico-mécanique— la composante spirituelle au détriment de la composante matérielle. Alors seulement le travail cessera de dépersonnaliser, de mécaniser et d’humilier les humains ; alors seulement le travail deviendra semblable au jeu, au sport et à l’activité créatrice libre. Il ne sera pas, comme aujourd’hui, un otage qui oppresse tout ce qu’il y a d’humain — mais un moyen contre l’ennui, un divertissement et un exercice physique ou spirituel à l’épanouissement de toutes les capacités. Ce travail, que l’humain fournira en tant que cerveau de sa machine, et qui est fondé sur la domination, stimulera au lieu d’abrutir, élèvera au lieu de rabaisser. —

    3. DÉCONSTRUCTION DE LA GRANDE VILLE

    À côté de ces deux tâches : la soulagement de la misère par l’augmentation de la production et la dé construction de l’esclavage par la réduction et l’individualisation du travail — la machine a encore une troisième mission culturelle : la dissolution de la grande ville moderne et le retour  des humains à la nature. —

    L’origine de la grande ville moderne remonte à un temps où le cheval était le moyen de transport le plus rapide, et où il n’y avait pas encore de téléphone. À cette époque il était nécessaire que les humains vivent dans la plus proche proximité de leur heu de travail, et par conséquent qu’ils vivent parqués tous ensembles sur un espace étroit.

    La technique a modifié ces présupposés : le chemin de fer , la voiture , le vélo et le téléphone permettent aujourd’hui au travailleur d’habiter éloigné de beaucoup de kilomètres de son bureau [Bureau]. Il n’y a plus aucune nécessité de construire [109] et d’agglomérer des immeubles . À l’avenir, les humains auront la possibilité de vivre les uns à côté des autres plutôt que les uns sur les autres, de respirer un air sain dans des jardins, et de mener une vie saine, pure et humainement digne dans des chambres claires  et spacieuses. Les poêles électriques et à gaz protégeront contre le froid de l’hiver (sans les efforts relatifs au chauffage et à la procuration de matériaux combustibles), les lampes électriques protégeront contre les longues nuits d’hiver. L’esprit humain triomphera de l’hiver et fera de la zone nordique une espace tout aussi habitable que les zones tempérées.

    Le développement en cités-jardins 42 a déjà commencé : les riches quittent les centres des grandes villes qu’ils habitaient auparavant et s’installent à leurs périphéries ou dans leurs environs. Les villes industrielles nouvellement émergentes s’étirent en largeur plutôt qu’en hauteur. —

    Au plus haut niveau, les villes du futur auront dans leur configuration quelques similitudes avec celles du Moyen Age : tout comme étaient groupées autour d’une immense cathédrale les petites maisons bourgeoises — de même s’étendront un jour autour d’un immense gratte- ciel (qui réunira tous les bureaux publics et privés, tout en étant magasin et restaurant) les petites maisons et les vastes jardins des cités-jardins. Dans les villes-usines, l’usine sera cette cathédrale du travail centrale : la prière de  L’architecte Bruno Taut (cf. la Glàserne Kette [chaîne de verre]) a notamment travaillé sur ces projets de Gartenstaclt (villes-jardins). Son ouvrage Une couronne pour la ville (1917), ainsi que l’ouvrage de son ami Paul Scheerbart, L’architecture de verre (1914), sont habités par ces problématiques d’un urbanisme techno-spirituel.

    l’humain dans ces cathédrales du futur sera un travail pour la communauté.

    Celui qui ne sera pas professionnellement attaché à la ville vivra à la campagne, qui elle-même prendra part au confort, à  l’activité et au divertissement des villes via des lignes haute tension et des connexions sans fil.

    Un temps viendra, où les humains ne comprendront plus comment il fut un jour possible de vivre dans les labyrinthes de pierre que nous connaissons aujourd’hui en tant que grandes villes modernes. Leurs ruines seront alors contemplées avec étonnement, comme aujourd’hui le sont les logis des habitants des cavernes. Les médecins se casseront la tête pour tenter de comprendre comment, d’un point de vue hygiénique, il était malgré tout possible dans une telle rupture d’avec la nature, la liberté, la lumière, et l’air, dans une telle atmosphère de suie, de fumée, de poussière, de saleté, que des humains puissent malgré tout vivre et pousser. —

    La déconstruction à venir de la grande ville , en tant que conséquence de l’amélioration de la technique des transports, est un présupposé nécessaire de la culture effective. En effet dans l’atmosphère non naturelle et malsaine de la grande ville actuelle, les humains sont  systématiquement empoisonnés et mutilés dans leur corps, leur âme et leur esprit. La culture de la grande ville est une plante fangeuse : car elle est portée par des humains dégénérés, maladifs et décadents qui sont, volontairement ou involontairement, tombés dans cette impasse de la vie. —

    4. LE PARADIS CULTUREL DES MILLIONNAIRES

    La technique est en mesure de proposer à l’humain moderne plus de possibilités de bonheur et d’épanouissement que ne l’ont pu par les temps passés leurs princes et leurs rois.

    Cependant aujourd’hui encore, au commencement de la période technique mondiale, le nombre de ceux pour lesquels les inventions  des temps modernes sont disponibles de façon illimitée, est faible.

    Un millionnaire en dollars moderne peut s’entourer de tout le luxe, de tout le confort, de tout l’art et de toute la beauté, que la Terre propose. Il peut savourer tous les fruits de la nature et de la culture, il peut, sans travailler, vivre où et comme il lui plaît. Grâce au téléphone et à la voiture, il peut au choix se lier au monde ou s’en détacher ; il peut vivre en ermite dans la grande ville ou en société dans son manoir  ; n’a besoin de se soucier ni du climat ni de la surpopulation ; la faim et le froid lui sont étrangers ; grâce à son aéroplane  il est le maître de l’air, grâce à son yacht le maître des mers. À bien des égards il est plus libre et plus puissant que Napoléon et César. Eux ne pouvaient dominer que des humains — mais non voler au-dessus des océans, ni parler sur des continents. Lui par contre est le maître de la nature. Les forces de la nature le servent en tant que serviteurs et esprits, invisibles et puissants. Avec leur aide il peut voler plus vite et plus haut qu’un oiseau, foncer plus vite qu’une gazelle sur la terre et vivre sous l’eau comme un poisson. Grâce à ces capacités et ces pouvoirs , il est plus libre même que le natif des mers du Sud et il surmonté la malédiction du paradis. Par le détour de la culture, il est retourné dans un paradis plus accompli . — *

    La technique a créé les fondements de cette vie si accomplie. Pour quelques élus, elle a fait des forêts primaires et des marécages nordiques un paradis culturel. Dans ces enfants de la chance, l’humain peut voir une promesse du destin, faite aux enfants de ses enfants. Ils sont les avant-gardes de l’humanité sur son chemin vers l’éden du  futur. Ce qui aujourd’hui est l’exception peut, à travers de plus vastes progrès techniques, devenir la règle. La technique a enfoncé la porte du paradis ; à travers l’étroite entrée, jusque-là peu sont passés : mais le chemin est ouvert et à travers l’assiduité et l’esprit, l’humanité entière va un jour pouvoir suivre ces enfants de la chance. L’humain n’a pas besoin de s’inquiéter : jamais il n’a été aussi près de son but qu’aujourd’hui.

    Il y a peu de siècles, la possession d’une fenêtre en verre, d’un miroir, d’une montre, de savon ou de sucre était encore un grand luxe : la production technique a répandu sur les masses ces biens jadis rares. À l’instar d’aujourd’hui où tout le monde porte une montre et possède un miroir — chaque humain pourrait peut-être dans un siècle avoir une voiture, sa villa et son téléphone. Plus les chiffres de la production augmentent rapidement par rapport aux chiffres de la population , et plus la prospérité doit augmenter vite, plus elle doit devenir générale.

    C’est le but culturel de la technique que de proposer un jour à tous les humains les possibilités de vie dont disposent aujourd’hui ces millionnaires. C’est pourquoi la technique se bat contre la misère — non contre la richesse ; contre la servitude — non contre la domination. Son but est la généralisation de la richesse, de la puissance, de l’otium, de la beauté et du bonheur : non la prolétarisation , mais l’aristocratisation de l’humanité ! —

     

     

     

     

     

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