• VIII - AFFAIRE CLASSÉE (1)

    J’écris si fort qu’autour de moi on croit que je me suis fait mal. En fait, dès qu’on entre dans la page on ne peut parler que de ce qu’on devient en écrivant ça. Je vis tous les jours cet emprisonnement. Il ne se passe rien d’autre que la littérature. L’apocalypse extérieure ne concerne pas ces phrases. Il s’agit d’une catastrophe interne bien plus profonde, bien plus tragique, que l’haletant Externe ne touche pas.
     Ce qui me touche, ce sont les choses horribles racontées d’une façon belle.
     Si vous saviez les couleurs que peut prendre la vie quand on se recroqueville bien au chaud dans soi, loin de tout, impotent, immobile, muet et béat, écrasé par les grandes forces tragiques de l’Univers, par la grande Débilité Générale des Choses, avec sa compréhension bovidienne de l’existence, enfermé dans une apathie inviolable, au centre d’un Cocon cosmo-comique, bardé de tous les trésors de sa propre putasserie, depuis toujours, en abîme au-dedans. Qui vraiment parle de soi-même ? Qui ? Plaise qu’à ne dire ! J’enrage contre ceux qui se pardonnent leur laideur, qui se cachent derrière une bonne histoire. Il n’y a qu’une chose de vrai : se faire payer sa propre saloperie ! Rubis sur l’ongle !
     Je n’ai jamais compris ceux qui trouvent encore l’énergie pour se consacrer à une cause quelconque au cours de cette excursion dans cet au-delà paradisio-infernal qu’est notre existence, alors que nous avons déjà si peu de temps pour mettre en branle la machine introspective dans laquelle nous devons nous laisser broyer.
     Hors de question de trépigner dans les cendres de l’actualité brûlante ou de rêvasser à un monde meilleur. J’ai mon atroce petit moi personnel qui réclame à cor et à cri la mise à l’air de ses ovaires sanglants.
     On écrit pour sauver un monde, un morceau de monde qui nous a touché parce qu’il était plus enclin que les autres à sombrer dans l’oubli. Il y a tant d’ondes, de situations, de personnages, d’objets qui déchargent des sucs littéraires et qui errent à la dérive, informes et perdus, et que le manque de talent, la feignantise, la connerie empêchent de saisir. On n’en finirait pas de tout transposer et de mettre le monde dans sa vraie musique, entre la mort et la naissance.
     Si nous étions vraiment honnêtes, nous devrions pleurer nuit et jour de la première Blédine au soupir ultime. Tout est parfaitement inadmissible, et pourtant quel putain de souffle nous pousse à tout admettre ?
     C’est l’Odyssée des Intérieurs qui compte. L’épopée du Dedans. Toute ma vie, dans un esprit littéraire, j’ai roulé dans les essences, j’ai monté mon vital à l’arraché, sur le motif. Sur le motif de l’écriture, mais aussi devant les modèles, les paysages que charrie le flux un peu dégueulasse mais très beau de notre destinée.
     Moi ! Moi à cœur ouvert ! Pourriture de moi dans un premier livre.
     Si vous saviez combien je me fous de moi-même ! Moi, je reste dans mon enclos et je fore. J’ai tué ma vie individuelle, sociale, sentimentale, artistique. Personne que moi n’a eu autant ce désir de dévivre, de vivre son dévivre, dériver de tout, avec exaltation sortir de la vie des encombres psycho-compactes, des collisions stériles, pour, fui de tout, rester à jamais au fond des creux délicieux d’un crachat d’huître !
     La Fuite est toujours ce qu’il y a de plus cher.
     Vous savez, pour rien au monde je ne rentrerais dans la danse des hommes. Je suis un égotériste. J’ai fait avec l’existence ce que les enfants appellent la « boule ». C’est-à-dire que pendant tout le repas, ils font une boule de leur viande. Et à la fin, ils la crachent dans leur serviette. Ils ne la mangent pas. Ils mettent deux heures pour mâcher le steak. La boule se promène d’une joue à l’autre. On me disait : « Avale ta viande ! »
     Et mon livre, c’est ce qui reste dans la serviette…
     Ou la serviette elle-même…
     Je n’ai jamais compris qu’on hésite à ce point à aborder de plein fouet la question biographique. Ils tournent tous autour du pot, se creusent la tête à chaque œuvre pour trouver une nouvelle « idée », alors qu’ils détiennent en eux le plus grand trésor littéraire jamais évalué. Les hommes iraient mieux s’ils osaient un jour écrire ces livres utiles que sont les immenses confessions pleines de défauts, lourdes et « inintéressantes », subjectives, parano-autobiographiques où, torrentiellement, viennent se bousculer tous les plus profonds secrets de l’être. Je veux me perdre dans cette effervescence. La littérature a été pour moi une lente gangrène, quelque chose qui me ronge de l’intérieur, qui vient éroder de livre en livre la pauvre caillasse trouée de ma nature. Ce sont les lambeaux d’ambiances qui m’intéressent, les nappes… Pas les petits détails psychologiques de la vie, les choses qui se sont dites, les événements épatants, les croustillantes circonstances, non. J’ai le droit de parler, car je représente une Ambassade dont la survie est bien compromise. Je suis né en voie de disparition. J’ai tout de l’anachronique : je témoigne en dernier de ce qui va s’envoler. Goy, Jazzman, capricorne, écrivain, fils unique, théâtral, amoureux, mystique, hétérosexuel, marseillais d’origine gréco-ritale, lyrique, raciste, maigrichon, irresponsable, assisté… Je suis très exactement semblable à un diplodocus du crétacé, aujourd’hui où ceux qui sont en droit d’espérer sont, au bas mot, juifs, rockers, démocrates, blasés, pédés, irréligieux, tolérants, sportifs, professionnels, riches…
     Et il paraît qu’il y en a qui s’emmerdent dans l’existence ! Qui se spleenifient !… J’ai vu tellement d’ennuyeux ennuyés qui se servaient de Baudelaire pour excuser leurs immenses trous d’air !… L’ennui est un effilochement psychique filandreux. Je suis l’antispleenétique typique. Je ne m’ennuie jamais parce que rien ne me paraît vide de sens. Tout mérite qu’on le haïsse et nous méritons de souffrir de tout. Le Grand Théâtre n’est jamais fermé. On peut y chialer encore. J’aime détester cette ignominie.
     Jamais de ma vie je ne me suis ennuyé une seule seconde. Je ne me laisse pas souffler ainsi mon rôle. J’exècre à mort tous les radasseurs, les endivannés de l’Ennui. Ces feignasses vidés, fiers paons déchirés, oisifs éventails troués arborant un spleen du dimanche, un cafard pour rire au fond, un cafard pour les autres, une détresse de galerie. La plupart de ces paresseux cadavres trouvent dans le spleen le sceau de l’ange : on s’estampille d’art, c’est la coulure, ça a un certain cachet de se faire chier… Ils se trouvent artistes en bâillant, se targuent tels, se décrochent la mâchoire en chefs-d’œuvre, ils roucoulent dans les illusoires muses vérolées que sont la Vanité du monde et l’Inintérêt pour tout ce qui existe. Quel aveu de jalousie totale ! Quelle crevure d’envie d’être passionné. Avoir la musique, voilà le péché qu’on ne vous pardonne pas. Si vous savez quoi faire de votre peau, je ne donne pas cher d’elle. Il faut s’emmerder dans la vie pour les autres ou périr sous leurs coups.
     Fan ! Je veux leur voler dans les plumes, empailler l’âme à la con, taillader les poignets, défaire la veine jugulaire à ces artistes enschlassés, ces bohèmes langoureux, bidons de coton… Ah ! les troufions types de la Tristesse ! Les éclairés des Ténèbres ! Les nuls hérons qui pavanent au bar, sucrant les muses. Ah ! Les artisans ! Les productifs, c’est fou !…
     Merde à la dégueulasse tristesse ! Laforgue n’est pas triste. Fats Waller a plus de problèmes que Kafka. Il ne faut rien oublier. Je n’ai aucune névrose, aucune psychose : mon problème, c’est les autres. Je ne noircis pas la réalité, je la verdis, à la façon de la pourriture qui faisande : mon regard moisit les sales êtres. Ils sont tous verdâtres subitement.
     Mais je ne suis même pas vraiment méchant. Hélas ! pas même cette vertu ! À peine si je regarde avec esthétisme idiot les restes d’une voiture écrasée, un grand arbre qui s’abat dans un jardin, un cheval qui tombe, une jambe qui se casse. Pas la moindre perfidie du monde. Peut-être un peu roublard, un peu salaud, extrêmement acide mais comme un citron. Ma torture hurle d’ailleurs. Moi, j’aime montrer spontanément et immédiatement toutes mes facettes, me débarrasser de tout tout de suite qu’on n’en parle plus, m’alléger de moi-même ainsi pour être enfin moi-même. Ce sont les autres qui m’ont toujours tout saccagé, qui m’ont déçu à mort, qui ont tout fait pour rabaisser mon rêve, parce qu’ils ne le supportaient pas. Si je suis sombre, c’est par manque. Comme ma mère, je n’ai pas ce goût de vivre, de me régaler ! Le plaisir de la vie est un travail énorme pour moi : un devoir social presque, auquel je me refuse. Je n’ai pas à me reposer sur un bout de chocolat. Je n’ai pas à jouir pour me décontracter. J’exècre les vacances.
     À la Galère ! Il y a tellement de boulot ! Il faut cracher sa chique, c’est la seule issue : ils en sont tous si incapables. Cette époque d’arts mineurs et de Déroute tragique essaie de nous décourager, mais dans son mépris même, nous trouverons de quoi couler nos bronzes.
     Que le Gai Savoir, écrasé par la Triste Ignorance, se rassure : la littérature a encore écrit un livre.

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