-
VIII. L’ESPRIT DE L’ÂGE TECHNIQUE
1. PACIFISME HÉROÏQUE
Le paradis du futur ne peut pas être dérobé par un putsch — il se conquiert seulement par le travail.
L’esprit de l’âge technique est hêroïco-pacifiste : héroïque car la technique est une guerre avec un objet modifié — pacifiste car son combat ne se dirige pas contre les humains mais contre les violences de la nature. —
\L héroïsme technique est non sanglant : le héros technique travaille, pense, agit, ose et accepte de ne pas en vouloir à la vie de ses congénères, mais plutôt de les délivrer du joug esclavagisant de la faim, du froid, de la misère et du travail forcé.
Le héros de l’âge technique est un héros pacifique du travail et de
Le travail de l’âge technique est une ascèse : domination de soi et renoncement. Dans sa forme et dans sa dimension actuelles, il n’est pas un plaisir, mais plutôt un dur sacrifice que nous offrons à nos congénères et à nos descendants.
IL ascèse signifie l’exercice : elle est l’expression grecque de ce qui en anglais se nomme training-, à travers cette traduction le concept d’ascèse perd son caractère pessimiste et devient optimisto-héroïque.
L’ascèse optimiste, disant oui à la vie , de l’âge technique, prépare un royaume de Dieu sur Terre : elle défriche la Terre en paradis ; dans ce but elle déplace des montagnes, des fleuves et des mers, enveloppe la planète Terre de câbles et de rails, crée à partir de forêts primaires des plantations et à partir de steppes des terres agricoles. Comme un être supraterrestre, l’humain transforme la surface de la Terre d’après ses besoins. —
2. L’ESPRIT D’INERTIE
À l’âge du travail et de la technique, il n’y a pas plus grand vice que l’inertie— tout comme à l’âge de la guerre il n’y avait pas plus grand vice que la lâcheté.
Le dépassement de l’inertie est la tâche principale de l’héroïsme technique.
Là où la vie se manifeste en tant qu’énergie — l’inertie est signe de mort. Le combat de la vie contre la mort est un combat de la force d’agir contre l’inertie. La victoire de la mort sur la vie est une victoire de l’inertie sur la force d’agir. Les messagers de la mort sont la vieillesse et la maladie : en eux l’inertie gagne de la suprématie sur l’énergie vitale : les traits, les membres, les mouvements deviennent mous et pendants, la force de vie, le courage de vivre et la joie de vivre sombrent, tout se penche vers la terre, devient fatigué et inerte — jusqu’à ce que l’humain, ne pouvant plus avancer ni se [115] tenir droit, victime de l’inertie sombre dans la tombe : là triomphe l’inertie sur la vie.
Tous les jeunes bourgeons se précipitent, à l’encontre de la gravité, vers le soleil Ai : tous les fruits mûrs tombent, terrassés par la gravité, à terre. —
lé humain volant est un symbole de la victoire technique sur la force de gravité, de la volonté et de l’esprit humains triomphants sur l’inertie de la matière. Peu de choses sont aussi sublimes et belles que lui. Ici se marient la littérature et la vérité, le romantisme et la technique, les mythes de Dédale et de Wieland 44 avec les visions de Lionardo et de Goethe ; à travers les actions des techniciens les rêves littéraires les plus audacieux deviennent réalité : sur les ailes 45 que son esprit et sa volonté ont déployées, l’humain s’élève au-dessus de l’espace, du temps, de la gravité, au-dessus de la terre et de la mer. —
3. BEAUTÉ ET TECHNIQUE
Qui s’inquiétait encore quant à la valeur de beauté de la technique doit, eu égard à l’humain volant, se taire. Mais il n’y a pas que l’avion qui nous offre une nouvelle beauté : Vautomobile, le bateau à moteur, la locomotive du train, la dynamo sont aussi, dans leur activité et leur mouvement, d’une beauté propre et spécifique. Mais parce que cette beauté est dynamique, elle ne peut pas, comme la beauté statique du paysage, être fixée par le pinceau, la pointe et le burin : c’est pourquoi elle n’existe pas pour des humains dénués d’un sens de la beauté original, ayant besoin de l’art en tant que guide dans le labyrinthe 46 de la beauté.
Une chose est belle à travers l’idéal de vitalité et d’harmonie auquel elle nous permet d’accéder , à travers l’impulsion en cette direction qu’elle nous donne. Chaque culture se crée ainsi ses propres symboles de force et de beauté :
le Grec a augmenté sa propre harmonie au contact des statues et des temples ;
le Romain a augmenté sa force et sa bravoure au contact des combats du cirque entre ses animaux féroces et ses gladiateurs ;
le chrétien médiéval a approfondi et transfiguré son âme à travers une projection en la Passion du Christ, dans la messe et l’eucharistie ;
le bourgeois des temps modernes a grandi au contact des héros de son théâtre et de ses romans ;
le Japonais a appris la grâce, la gracilité, et la dévotion au destin, de ses fleurs. —
Dans un temps d’incessant progrès, l’idéal de la beauté a dû devenir dynamique — et avec lui son symbole. L humain de l’âge technique est un élève de la machine qu’il a créée : d’elle il apprend l’activité infatigable et la force concentrée. La machine, en tant que créature et temple de l’esprit saint humain, symbolise le dépassement de la matière par l’esprit, de la fixité par le mouvement, de l’inertie par la force : l’exténuement de soi au service de l’idée, la libération de l’humanité au travers de l’action. —
La technique a offert à l’âge qui vient une nouvelle forme d’expression : le cinéma. Le cinéma est sur le point de prendre le relais du théâtre d’aujourd’hui, de l’église d’hier, du cirque et de l’amphithéâtre d’avant- hier et de jouer un rôle culturel phare dans l’État du travail du futur.
Malgré tous ses défauts artistiques, le film commence aujourd’hui déjà à apporter inconsciemment un nouvel évangile aux masses : l’évangile de la force et de la beauté. Il annonce par-delà bien et mal la victoire de l’homme le plus fort et de la femme la plus belle — et ce, que l’homme (qu’il surpasse ses rivaux en force de corps, de volonté ou d’esprit) soit aventurier ou héros, criminel ou détective ; et ce, que la femme (qu’elle soit par rapport aux autres, plus charmante ou plus noble, plus gracieuse ou plus dévouée) soit hétaïre ou mère . Ainsi prêche l’écran, en des milliers de variations, aux hommes : « Soyez forts ! » et aux femmes : « Soyez belles ! ».
Le fait de clarifier et d’améliorer cette mission de pédagogie de masse sommeillant dans le cinéma, est pour l’artiste d’aujourd’hui l’une des tâches les plus grandes et pleines de responsabilités : car le cinéma du futur aura incontestablement une influence plus grande sur la culture prolétarienne, que le théâtre n’en a eu sur la culture bourgeoise. —
4. ÉMANCIPATION
Le culte de l’âge technique est un culte de la force. Pour l’épanouissement de l’harmonie, il manque le temps et l’otium. Sous leur signe se placera un jour l’âge d’or de la culture , qui fera suite à l’âge de fer du travail.
On peut penser ici au film de Jean Eustache, La Maman et la Putain (1973), mettant notamment en scène les analyses d’Alexandre (Jean-Pierre Léau) sur la vie à l’aune des temps modernes :
« ALEXANDRE - J'aime bien cet endroit. Quand je suis de mauvaise humeur je viens ici. Je suis leur meilleur client. En général il n'y a que des gens de passage. Ça ressemble à un film de Murnau : les films de Murnau c'est toujours le passage, de la ville à la campagne, du jour à la nuit. 11 y a tout cela ici. À droite : les trains, la campagne. À gauche : la ville. D'ici il semble qu'il n'y ait pas un gramme de terre. Rien que de la pierre, du béton, des voitures.
VERONICA — Je n'aime pas cette lumière. »
Son caractère masculo-européen est représentatif de l’attitude dynamique de notre époque. L’éthique masculo-européenne de Nietzsche forme la protestation de notre âge contre la morale fémino-asiatique du christianisme.
N émancipation de la femme est aussi un symptôme de la masculinisation de notre monde : car elle ne mène pas le type humain féminin vers la puissance — mais plutôt le masculin. Tandis qu’auparavant la femme féminine prenait part à la domination du monde via son influence sur l’homme — aujourd’hui les hommes des deux sexes brandissent le sceptre de la puissance économique et politique. L’émancipation des femmes signifie le triomphe de la femme masculine sur la femme véritable, féminine ; elle ne conduit pas à la victoire — mais à l’abolition du féminin . La Dame est déjà éteinte : la femme doit la rejoindre. — À travers l’émancipation, le sexe féminin qui jusque-là avait été partiellement épargné, est mobilisé et enrôlé dans l’armée du travail. —
Vémancipation des Asiatiques s’accomplit sous les mêmes conditions que l’émancipation des femmes ; elle est un symptôme de Xeuropéanisation de notre monde : car elle ne mène pas le type oriental à la victoire — mais plutôt l’européen. Tandis qu’auparavant l’esprit oriental dominait l’Europe grâce au christianisme — aujourd’hui les Européens blancs et colorés se partagent la domination du monde. Le soi-disant éveil de l’Orient signifie le triomphe de l’Européen jaune sur le vrai Oriental ; il ne mène pas à la victoire — mais à l’anéantissement de la culture orientale. Là où à l’Est vainc le sang de l’Asiatique, vainc avec lui l’esprit de l’Europe : l’esprit masculin, dur, dynamique, orienté vers un but, fort, rationaliste. Pour prendre part au progrès, l’Asiatique doit échanger son âme et sa culture harmonieuses contre l’âme et la culture européo-vitalistes. — L’émancipation des Asiatiques signifie leur entrée dans l’armée européo- américaine du travail et leur mobilisation pour la guerre technique.
Après l’achèvement victorieux de celle-ci, l’Asiatique pourra de nouveau être asiatique et la femme féminine : l’Asie et la femme pourront
En allemand le terme Weib (de genre neutre) est assez péjoratif. Il peut tout aussi bien désigner la femme, la femelle, ou encore la mégère. Contrairement à Frau qui recouvre aussi bien les termes femme que dame. Quant à Dame, emprunté au français, il reprend la désignation distinguée et noble de l’amour courtois. alors élever le monde à une harmonie plus pure. Mais en attendant, les Asiatique doivent porter l’uniforme européen — les femmes le masculin.
5. CHRISTIANISME ET CHEVALERIE
Quiconque entend à travers le mot culture une harmonie avec la nature, doit appeler notre époque barbare — quiconque entend à travers le mot culture un démêlé avec la nature, doit honorer la forme spécifiquement masculo-européenne de notre culture. De par son origine christano-orientale, l’éthique européenne méconnaît la valeur éthique du progrès technique ; c’est sous la perspective nietzschéenne qu’apparaît pour la première fois comme bonne et noble la lutte héroïco-ascétique de l’âge technique pour la délivrance à travers l’esprit et l’action.
Les vertus de l’âge technique sont avant tout : la force d’agir, l’endurance, la bravoure, le renoncement, la domination de soi et la
solidarité. Ces singularités forgent l’âme pour le combat non sanglant et dur du travail social. —
L’ éthique du travail est reliée à l’éthique chevaleresque du combat : toutes deux sont masculines, toutes deux nordiques. Seule cette éthique
s’adaptera aux nouvelles conditions et substituera à l’honneur chevalier subsistant un nouvel honneur du travail.
Le nouveau concept d’honneur reposera sur le travail — la nouvelle honte sur la paresse. L’humain paresseux sera vu et méprisé en tant que déserteur du front du travail. Au lieu des commandants en chef , les inventeurs deviennent les objets de la nouvelle admiration héroïque : des créateurs de valeurs au lieu de destructeurs de valeurs.
De la morale chrétienne, l’éthique du travail reprendra l’esprit du pacifisme et du socialisme : parce que seule la paix est productive pour le
développement technique — la guerre est destructive, et parce que seul l’esprit social du travail collectif de tous les créateurs peut mener à la
victoire technique sur la nature. —6. LE DANGER BOUDDHISTE
Toute propagande passivisante et ennemie de la vie, se dirigeant contre le développement technique et industriel — est une haute trahison contre l’armée du travail de l’Europe : car elle est un appel au retrait et à la désertion pendant le combat décisif. —
Les tolstoïens et les néo-bouddhistes se rendent coupables de ce sacrilège culturel : ils appellent l’humanité blanche, peu de temps avant sa victoire finale, à capituler devant la nature, à évacuer les terrains conquis par la technique et à revenir volontairement à la primitivité de l’agriculture et de l’élevage de bétail. Fatigués du combat, ils veulent qu’à l’avenir l’Europe vivote dans sa nature pauvre un Dasein pauvre et enfantin — au beu de se créer victorieusement un nouveau monde, à travers le plus haut effort de l’esprit, de la volonté et des muscles.
Ce qui en Europe est encore capable de vie et d’affronter la vie, rejette ce suicide de la culture : il sent l’unicité de sa situation et sa responsabilité devant l’humanité du futur. Une suspension d’armes de la technique rejetterait le monde dans le cycle culturel asiatique. Si près de son but, la révolution technique mondiale, qui s’appelle Europe, s’effondrerait, et l’un des plus grands espoirs de l’humanité serait enterré.
L’Europe du Nord, qui vit de ses créations héroïques, doit repousser l’esprit bouddhiste démoralisant. Le Japon doit, à mesure qu’il s’industrialise, rompre intérieurement avec le bouddhisme ; de même l’Europe devrait, à mesure qu’elle s’adonne intérieurement au bouddhisme, négliger et trahir sa mission technique. Le bouddhisme est un merveilleux couronnement des cultures matures — mais un cadeau empoisonné pour les cultures en devenir. Sa vision du monde est bonne pour la vieillesse, pour l’automne — tout comme la religion de Nietzsche l’est pour la jeunesse, pour le printemps — la croyance de Goethe pour l’apogée de l’été. —
Le bouddhisme étoufferait la technique — et avec elle l’esprit de l’Europe. —
L’Europe doit rester fidèle à sa mission et ne jamais renier les racines de son essence : 1 ’héroïsme et le rationalisme, la volonté germanique et l’esprit hellène. En effet le miracle de l’Europe est d’abord né du mariage de ces
deux éléments. L’aveugle penchant pour l’action des barbares nordiques est devenu voyant et fécond au contact de la culture spirituelle méditerranéenne : c’est ainsi que les guerriers sont devenus des penseurs et les héros des inventeurs.
Le mysticisme de l’Asie menace la clarté spirituelle de l’Europe — la passivité de l’Asie menace sa force d’agir masculine. Si et seulement si l’Europe résiste à ces tentations et se souvient de ses idéaux hellènes et germaniques — alors elle pourra combattre jusqu’à la fin pour le combat technique, afin de délivrer un jour elle-même et le monde.
-
Commentaires