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DIMANCHE 18 DÉCEMBRE 1955
Seigneur, je n’aime pas beaucoup les hommes que vous avez faits. Comment se fait-il, Seigneur, que pour croire en vous il faille fuir les hommes que vous avez faits ? Pourquoi ma foi croît-elle selon une solitude ? Pourquoi la compagnie des fils m’éloigne-t-elle du Père ? C’est lorsque je suis seul que je me sens le plus proche de vous, Seigneur. Oui, les gens m’éloignent de vous, tel n’était pas votre dessein pourtant, vous vouliez que tous les hommes s’unissent pour vous aimer, et voyez : plus nous sommes nombreux, et plus nous nous éloignons de vous. Vous n’êtes pas fait pour les foules, Seigneur. La foule n’a point d’âme. L’âme est trop farouche pour se montrer à la foule. Dès que l’on est plus de deux, l’on n’a plus d’âme. L’âme se refuse. Elle ne se donne qu’à un seul, elle ne se prostitue pas.
Seigneur, vous devez trouver mon amour pour vous bien inconstant et faible. Pourtant, les larmes me viennent aux yeux lorsque vous êtes présent en moi. Faites que vous soyez plus souvent là, Seigneur, aidez-moi à vous retenir. *
Seigneur, il y a des gens qui croient en vous et qui, pourtant, m’horripilent. Qui croient en vous et que je ne peux supporter. Est-ce mal ? Est-ce de l’orgueil ? Je sais que j’ai beaucoup d’orgueil, beaucoup trop d’orgueil, mais je ne pourrai jamais supporter ces gens, Seigneur. Pardonnez-moi, mais autant être franc avec vous, je n’aimerai jamais mon prochain, si mon prochain est un imbécile. Ah, je veux vous parler et voilà que je blasphème. Mais je ne veux pas vous cacher ces choses, puisque je les sens, puisque je les pense. Avec qui, alors, serais-je sincère ?
Seigneur, en ce moment je vous aime. Mais il y a de bien plus nombreux moments où je vous oublie. Comment faire pour vous retenir ? Tenez, déjà maintenant, je sens que vous vous diluez, vous vous échappez. Vous êtes moins présent que tout à l’heure, comment cela se fait-il ; est-ce ma faute ? Pourtant je n’ai rien fait de mal. Je me suis levé et j’ai été regarder par la fenêtre, et, quand je suis revenu à ma table, vous étiez plus flou, imprécis, vous commenciez de vous évanouir en moi, et pourtant je n’avais rien fait pour mériter cela. Il est vrai que je ne dois pas être trop exigeant. De quel droit demanderais-je une grâce permanente ? Je serais un saint, si je connaissais toujours la grâce. Je la connais bien peu souvent, je suis loin d’être un saint. Et puis, Seigneur, pour vous livrer le fond de mon âme, pardonnez-moi mais je ne désire pas être un saint. J’ai plus envie d’écrire que d’être un saint. Vous ne m’en voulez pas trop, Seigneur ? Je suis prêt à tout faire pour vous, mais pas à sacrifier mon œuvre. C’est, je sais bien, que je ne crois pas jusqu’au bout. Mais d’ailleurs, vous ne me demandez pas de sacrifier mon œuvre. Elle peut être à votre service. Pourquoi la sacrifierais-je ? Je ne crois pas jusqu’au bout, je le confesse, je m’en accuse. Je ne crois pas jusqu’au bout, Seigneur, il y a des sacrifices que je ne me sens pas prêt à faire pour vous, et c’est pour cela que vous ne me les demandez pas. Plus on est digne de vous, plus vous aimez, plus vous demandez.
Aidez-moi, Seigneur, je vous appelle, je sais que l’on ne vous appelle jamais en vain, qu’il suffit de vous dire : Aidez-moi, pour que vous accouriez à notre secours. Il ne faut pas craindre de vous demander des choses et de vous implorer de nous les donner, l’acte même de croire, c’est de demander. Mais souvent l’on n’ose pas demander, non pas de peur d’être trop exigeant, mais de peur d’être exaucé.
Alors, dans ce cas-là, commençons par le commencement, et demandons d’abord du courage. *Journal - Jean-René Huguenin
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