• II - LE SWING DES CHOSES (1) 2/2

     

    Il est normal que Powys, Dali ou Borges soient restés insensibles à la musique. Comment les fausses envolées lyriques, les sordides logiques de virtuoses dérisoires et l’atmosphère terriblement scolaire de la Musique Classique auraient pu toucher ces esprits irréductiblement livresques ?… Pourtant, je suis certain que si, par les avatars spéciaux des circonstances, la poésie morbide de la trompette de Miles Davis avait pu être révélée à Powys, si Dali avait pu rencontrer Roland Kirk et Borges deviner chez Charlie Parker la rouerie complexe qu’ils ont en commun, l’évidence des splendeurs de la Grande Musique (le Jazz) les aurait illuminés, sans aucun doute, jusque dans leurs œuvres, et pour toujours.
     Beaucoup de mélomanes se croient musiciens. Ils aiment la musique mais n’en suivent pas le dessin. Une oreille quelle qu’elle soit, devrait être capable de repérer un accord donné dans un morceau, de savoir où on en est. Il ne suffit pas d’être passé par le conservatoire ou de chanter « juste » : il faut aussi remarquer une note à côté dans un chorus sur le blues. Aillent coucher ! Beaucoup de « classiques » sont comme ça. Sourds snobs vautrés dans Vidée de la Musique.
     La question du swing ? Ça, ils ne le ressentent pas. Bon, très bien : c’est qu’ils n’entendent rien : le ventre est creux : ils ne voient pas la beauté du Truc, ils jugent ça d’après le papier, toutes les têtes sont remplies de paperasses froissées… Pour eux, trois notes en tierce sur un accord jouées par Satchmo, c’est toujours trois notes : c’est le B.A. Ba du premier trompette venu, balbutiant bambin… Passant à côté de l’émotion, il ne reste naturellement plus grand-chose… Ils sont malheureux comme les pierres : trois canards et puis s’en vont ! Comme en plus, ils ne pigent pas le sens par rapport au morceau de ces trois pauvres notes sales, ça ne leur dit rien de s’évanouir ! Il faut les comprendre : c’est ainsi que les aveugles eux-mêmes se désaccordent. Il faut relire André Suarès qui a donné à l’envers la plus belle définition du Jazz en 1931 : « Le Jazz est l’argot de la musique. Le Jazz est cyniquement l’orchestre des brutes au pouce non opposable et aux pieds encore préhensiles, dans la forêt du Vaudou. Il est tout excès et par là plus que monotone : le singe est livré à lui-même. Sans mœurs, sans discipline, tombé dans tous les taillis de l’instinct, montrant sa viande à nu dans tous ses bonds, et son cœur qui est une viande plus obscène encore. » Boulez lui-même, dont la largesse d’esprit n’est plus en cours de percement, semble toujours lamentablement frigide à notre « Musique de Brasserie »…
     C’est l’existence ! Pour nous, les accords de Monk ou de Bud sont très recherchés et modernes à mort. Les Classiques lisent ça comme le journal, ils connaissent tout ça par cœur depuis 1915 ! Passant à côté du swing qui en fait tout l’intérêt, ils trouvent ça sans intérêt… C’est toujours la même vieille histoire : les gens, et même les plus lettrés, considèrent à tout casser le Jazz comme un phénomène social exemplaire, ou bien musical… Ils parlent de Stravinski qui a introduit le Jazz, ils parlent de l’époque « Swing », ils parlent de John McLaughlin comme si c’était du Jazz, ils parlent du Free, du Soul, du Funk… Ils lancent des bouts de mots sans signification comme ça. Ils en sont tous finalement toujours au « Jass-band », à Paul Whiteman, à Ray Ventura… Je suis pris véritablement à chaque fois d’une pulsion de meurtre sadique quand j’entends quel emploi on ose faire du mot « swing » par exemple… Ceci swingue, cela swingue, ce rock swingue, au Palace ça swingue, le « Country », ça swingue bien !… Aberrant ! Assassinable ! Bazookable ! Je ne peux plus supporter ces jeunes et ces moins jeunes qui parlent de swing sans jamais avoir écouté un Basie de leur vie, qui confondent ce mot sacré avec le goal qui sautille et Marcel qui chauffe !… Il y a vraiment de quoi les empaler tous. Les petites frappes d’abord qui reconnaissent le Jazz à partir de Chick Coréa, et les vieux cons ensuite, qui trouvent que les musiques de Brassens ou de Charles Trenet rappellent un peu le Jazz : c’est gai, ça balance !
     Les plus finauds sont encore plus épais. Le swing, c’est le pied qui bat la mesure. Le Jazz, c’est le débraillé étudié de Nougaro ou les carottes des néo-Bechets au pied de la tour Montparnasse. C’est la violence des Panthers. Le Jazz, c’est le jazz-rock, donc c’est de la merde, donc c’est formidable : dans les deux cas, le Jazz n’y est pas, c’est toujours le « Jouez-moi donc un air de Jazz ! »

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